Raconte-nous une histoire, Schéhérazade !

Shéhérazade… Voilà bien un nom qui fait rêver. Mais Shéhérazade, bien sûr, ce n’est pas qu’un nom. C’est aussi une jeune femme pleine d’esprit, qui a inventé un stratagème d’une douceur redoutable. Persuadé en effet que toutes les femmes sont infidèles, le sultan Shahriar en épouse une chaque jour et la fait égorger le matin. Shéhérazade intervient alors, épouse le sultan, mais imagine de lui raconter une histoire sans la terminer. Le lendemain, elle achève l’histoire commencée la veille puis en commence une autre, et ainsi de suite. Au bout de mille et une nuits, le sultan, ébloui par l’habileté de Shéhérazade, décide de renoncer à la faire mourir et de vivre dans sa compagnie jusqu’à la mort. Toutes les autres femmes, promises au sultan, sont sauvées ! « Le stratagème de la narratrice s’apparente à un filet qu’elle lance à la mer, comme dans le conte (…) où un pêcheur, cherchant à récupérer un trésor, fait surgir un démon d’une amphore et s’empresse de le remettre dans le lac », expliquent Sophie de Mijella-Mellor et Soraya Arouch.
Le récit de Shéhérazade est ce qu’on appelle un « récit-cadre » dans lequel s’enchâssent les contes des Mille et une nuits. On en trouve de très célèbres : Aladin et la lampe merveilleuse, Ali-Baba et les quarante voleurs, Sindbad le marin, etc. La plupart sont d’origine indo-persane, d’autres d’origine arabe (de Bagdad ou d’Égypte) et auraient été réunis du IIIe au XIIIe siècle de notre ère. Ils ont été mis à l’honneur, en Europe, à partir du XVIIIe siècle, date de la première traduction due à Antoine Galland. La vogue de l’exotisme s’est rapidement propagée (des Lettres persanes de Montesquieu aux récits de voyage publiés au siècle suivant par Chateaubriand, Lamartine, Nerval et bien d’autres) ; des artistes tels que Gustave Doré ou William Blake ont illustré les Mille et une nuits.
D’où vient ce nom, Shéhérazade ? Il vient d’un mot persan qui signifie « enfant de la ville ». Il peut s’écrire, selon les traditions, les pays ou les auteurs, de différentes manières : Shéhérazade, Schéhérazade, Sheerazade, voire Shérazade, etc.
La figure de Shéhérazade a inspiré romanciers, cinéastes, musiciens : Rimski-Korsakov, Ravel (auteur d’une « ouverture de féerie » et d’un recueil de trois mélodies qui portent l’une et l’autre le titre Schéhérazade), Schumann (une brève pièce pour piano dans son Album pour la jeunesse), Szymanowski (le premier des trois Masques pour piano) et quelques autres.
Rimski-Korsakov était musicien mais aussi marin. C’est à douze ans que le jeune Nicolaï entre à l’École navale de Saint-Pétersbourg et à dix-huit qu’il effectue son premier long voyage (deux ans et demi !) sur un bateau. Très vite cependant il choisit de rester à terre. Nommé inspecteur des orchestres militaires de la marine russe en 1873, il est déjà depuis deux ans professeur au Conservatoire de Saint-Pétersbourg et le restera jusqu’à sa mort – sauf pendant quelques mois, en 1905, pour avoir un temps soutenu la révolution.
Compositeur, Rimski-Korsakov a illustré tous les genres : opéra (Le Tsar Saltan, Le Coq d’or...), musique symphonique, musique de chambre, musique pour piano, etc. Si la mer ne fut la compagne que de sa jeunesse, elle féconda son imagination (une grande partie de son œuvre nous parle d’îles lointaines et d’horizons marins) et lui permit de donner vie à une partition telle que Schéhérazade.
Composée en 1888 au bord du lac Tchermenetz et créée le 28 octobre de la même année à Saint-Pétersbourg, cette suite symphonique relève de plusieurs genres : à la symphonie elle reprend la coupe en quatre mouvements aux tempos contrastés ; au poème symphonique elle emprunte l’argument poétique qui donne son unité à la partition. Rimski hésita beaucoup avant de baptiser les quatre mouvements et crut pendant longtemps préférable de les intituler sobrement Prélude, Ballade, Adagio et Finale. C’est son élève Liadov, puis l’usage, qui ont finalement imposé les titres qu’on utilise encore aujourd’hui : « La mer et le bateau de Sindbad », « L’histoire du prince Kalender », « Le jeune prince et la princesse », « La fête à Bagdad, la mer, le navire se brise sur les rochers ».
Schéhérazade est un « récit sans paroles », comme le dit Michel Chion, un poème de la mer mais aussi un poème de la magie, servi par un orchestre transparent et voluptueux, plein de ces couleurs orientales qui en font un enchantement. On laissera le dernier mot à Vladimir Jankélévitch qui évoquait comment le musicien « feuillette d’une âme sereine le beau livre d’images, le livre céleste où sont les icônes multicolores de l’hagiographie, le livre bleu où se déroule la fresque de l’épopée. Ce ne sont que villes magiques, toutes bourdonnantes de leurs bulbes d’or, mers d’azur, archipels fabuleux, trésors rutilants et princesses aux yeux de turquoise. »
Cyril Passereau