Thomas Adès, ange ou exterminateur ?

En 2007, le festival Présences, consacré à Thomas Adès, avait permis de mieux connaître ce compositeur anglais né en 1971, auteur d’une musique tour à tour provocatrice, séduisante, grinçante, mélancolique, tragique, coruscante, onirique ou féroce. On avait également applaudi Adès pianiste (formé à la Guildhall School of Music de Londres) et chef d’orchestre (autodidacte). Interprète d’abord de ses propres œuvres, il n’a cessé d’élargir son répertoire, puisqu’il dirige aussi Beethoven, Berlioz, Stravinsky ou encore Janaček dont on entendra la Sinfonietta sous sa baguette lors du concert du 8 octobre 2021. Depuis lors, son catalogue s’est enrichi de plusieurs partitions majeures. On songera notamment à In Seven Days pour piano, orchestre et vidéo (2008), à Totentanz, scène lyrique pour mezzo-soprano, baryton et orchestre (2013), à l’opéra L’Ange exterminateur (2016) et au Concerto pour piano (2018) dont Radio France programme la création française à l’occasion des cinquante ans du compositeur. À l’affiche du même concert, la Symphony façonnée à partir de son troisième opéra, sera entendue pour la première fois hors des frontières anglaises.
Trois opéras en un peu plus de vingt ans : le butin semble modeste lorsqu’on le compare à celui d’autres compositeurs. Mais Powder her Face, inspiré par les sulfureuses relations extra-conjugales de la duchesse d’Argyll (1995), The Tempest d’après la pièce de Shakespeare (2004) et The Exterminating Angel (créé au Festival de Salzbourg en 2016), d’après le film de Luis Buñuel sorti en 1962, ont durablement marqué les esprits. En dépit de la diversité des sources d’inspiration, les partitions creusent des sillons communs et révèlent une fascination pour les situations instables où se corrodent les apparences. La duchesse de Powder her Face est épiée, trahie et humiliée par son entourage, tandis que Prospero, dans The Tempest, se venge des parjures qui l’ont dépouillé de son trône.
The Exterminating Angel met en scène le milieu huppé d’un couple d’hôtes et de leurs douze invités, incapables de sortir de la salle où ils ont dîné, comme manipulés par une puissance supérieure : l’« ange exterminateur » invisible auquel se réfère le titre. Au cours de leur confinement (toute ressemblance avec quelque situation récente s’avérant totalement fortuite…), les personnages révèlent des traits de leur personnalité que le vernis social avait jusqu’alors masqués. La situation familière glisse vers le cocasse, puis dérape vers l’étrange, l’inquiétant et enfin le tragique. La tension psychique et l’impossibilité de satisfaire des besoins élémentaires (boire, manger, se laver) dégrade les êtres humains réduits à une violence animale, aux confins de la folie.
Dès lors, si cet opéra s’enracine dans le surréalisme et Dada dont Adès est familier (sa mère, Dawn, est une historienne d’art spécialiste de ces mouvements artistiques, en particulier de Salvador Dalí et de Marcel Duchamp), il touche à des questions existentielles beaucoup plus larges, qui le préoccupent depuis longtemps. Dès 2001, il avait envisagé d’adapter le scénario de Luis Buñuel et Luis Alcoriza. Mais des questions de droits ont entravé son projet pendant plusieurs années.
Si le livret qu’il a écrit à quatre mains avec Tom Cairns (également metteur en scène de la création de The Tempest et The Exterminating Angel) reprend de larges pans du scénario d’origine et en cite de nombreuses répliques, il sert de surcroît de point de départ à une spéculation purement musicale reposant sur un tour de force de compositeur : les quatorze « prisonniers », presque toujours sur scène, forment un gigantesque ensemble vocal à l’écriture virtuose, dont l’agencement change sans cesse. « Pensez aux milliers de combinaisons que nous avons formées, comme des pions sur un échiquier », s’exclame Leticia (personnage de prima donna incarné par une soprano colorature), lorsqu’elle découvre à l’acte III que ses commensaux ont inopinément retrouvé la place qu’ils occupaient au début du cauchemar éveillé. Le compositeur transpose et amplifie cette constatation au moyen de symétries gauchies, d’un travail motivique tissé de répétitions souvent dissimulées.
Perpétuant une pratique fréquente au XIXe siècle et au début du XXe, Adès a élaboré plusieurs partitions à partir de ses trois opéras : Powder Her Face a ainsi donné lieu à trois suites d’orchestre et à des paraphrases pianistiques, The Tempest à des « scènes » pour quatre voix solistes et orchestre, ainsi qu’aux Court Studies pour clarinette, violon, violoncelle et piano. Après avoir transcrit quelques extraits de The Exterminating Angel pour piano d’une part, pour alto et piano d’autre part, il a tiré de son dernier opéra une partition orchestrale plus ambitieuse, dont la création, prévue à Birmingham le 16 juin dernier, a été annulée en raison d’un cas de covid parmi les instrumentistes*.
The Exterminating Angel Symphony ne condense pas la totalité de l’intrigue, mais en adapte quelques moments saillants. « Entrances », le premier des quatre mouvements, correspond à la passacaille qui accompagne l’accueil des invités : la succession d’accords répétée en boucle traduit le sentiment d’obsession et l’étau qui commence à enserrer les convives. La pression augmente encore avec la « March » menaçante qui relie les actes I et II. Rompant avec cette agressivité, la « Berceuse » reprend le matériau du mélancolique duo d’amour entre Beatriz et Eduardo à l’acte III. Le dernier mouvement, « Waltzes », combine des fragments des valses qui jalonnent l’opéra (référence à Johann Strauss et à l’Autriche qui accueillit la création de l’œuvre).
Mais sur ces danses envoûtantes plane toujours l’ombre menaçante de l’ange exterminateur.
Hélène Cao
* À l’heure où nous mettons sous presse, la première audition de la Symphony est prévue au Royal Albert Hall de Londres dans le cadre des Proms, le 5 août 2021, sous la direction de Mirga Gražinytė-Tyla.