Transcrire n’est pas trahir

Le 9 juillet, Renaud Capuçon va jouer et diriger la transcription pour violon et orchestre à cordes de la Sonate « à Kreutzer » de Beethoven. Transcrire ? Une pratique qui remonte à Bach et Mozart et dont ne s’offusquent vraiment que les faux puristes.
Beaucoup d’œuvres sont rarement exécutées au concert en raison de l’effectif instrumental un peu particulier qu’elles requièrent, mais, grâce au disque et à la diffusion radiophonique, elles occupent néanmoins leur place dans la vie musicale. Ce n’était pas le cas naguère, et seule une pratique intensive de la transcription permettait d’adapter la musique qu’on voulait entendre aux moyens dont on disposait. Jean-Sébastien Bach fut un transcripteur enragé : de ses propres compositions d’abord, et, surtout, des concertos de Vivaldi. De ce dernier, il transcrivit seize concertos pour le clavecin et trois pour l’orgue, avec une liberté qui choqua l’un de ses admirateurs les plus zélés, Albert Schweitzer, qui se demandait avec effroi : « Comment Bach a-t-il pu transposer les deux parties de violons “cantabile” du mouvement lent (du Concerto en ut mineur) au clavecin, dont la sonorité est si abrupte ? »
Cette réflexion montre qu’Albert Schweitzer était bien de son temps – qui est encore partiellement le nôtre – mais que Bach était du sien ; car, au XVIIIe siècle, la transcription ne se distinguait guère de l’emprunt, du « à la manière de » ou de l’hommage. Le droit d’auteur n’existant pas encore, le plagiat ne faisait de tort à personne. Ainsi, Wilhelm Friedmann Bach, donnant pour siennes des œuvres de son père, était bien moins coupable à ses propres yeux qu’aux nôtres.
Une littérature d’arrangements
Parmi les transcriptions célèbres, après celles de Vivaldi par Bach, il faut compter les fugues du Clavier bien tempéré arrangées par Mozart pour trio et quatuor à cordes, à l’instigation d’un amateur viennois, le baron von Swieten, entiché de musique ancienne. Mais bientôt, avec le développement de l’amateurisme bourgeois, on vit fleurir une littérature d’arrangements, adaptée à une demande, que les éditeurs s’efforçaient de stimuler. Les excès que Weber dénonçait (La Création pour une flûte, Les Saisons pour deux flageolets, le final du premier acte de Don Giovanni pour voix seule et piano) ne sont qu’une infime partie de ce qui se commettait alors et qui, il faut tout de même le souligner, ne porta aucun préjudice à ces œuvres.
L’étendue et la variété des possibilités du piano, la vogue qu’il connut auprès des mélomanes, en firent l’instrument idéal de la transcription. Liszt, soucieux de lui faire rendre des sonorités inouïes, lui donna en pâture l’orchestre de la Symphonie fantastique aussi bien que le violon des Caprices de Paganini. Il s’attaqua ensuite aux symphonies de Beethoven, aux lieder de Schubert, aux opéras en vogue de Meyerbeer ou de Verdi et à ceux de Wagner, que le public connaissait moins. Le piano devenait ainsi un instrument de diffusion, de propagande ; il était aux œuvres symphoniques intransportables hors des capitales ce que la gravure était aux tableaux de maîtres : à défaut de la couleur, il rendait les formes et le mouvement, la lumière et les ombres.
Mais la transcription peut parfois prendre la forme d’une amplification : si Brahms, en transcrivant pour la main gauche seule la Chaconne pour violon de Bach, chercha une sorte d’équivalent dans la virtuosité, Schumann ne craignit pas de doter la partie de violon d’un accompagnement pianistique, tandis que Busoni, se limitant au piano, mit les deux mains à contribution, joignant prouesse technique et richesse harmonique. De son côté, Gounod ajouta une mélodie de violon (qui, plus tard, devint un Ave Maria, sur le premier prélude du Clavier bien tempéré, à laquelle Bach n’aurait pas trouvé grand’chose à redire et qui enchanta les mélomanes, avant de déchaîner l’indignation des esthètes.
Une passion d’antiquaire
C’est qu’on se prit de plus en plus d’une passion d’antiquaire pour l’original, et ceux qui, dans les années 60, s’indignaient qu’on accompagnât encore à l’Opéra Comique les récitatifs de Mozart sur un vieux piano, ne savaient pas qu’à l’époque des Noces de Figaro le pianoforte avait déjà détrôné le clavecin dans les théâtres dignes de ce nom et que sa sonorité était plus proche de la « casserole » de la salle Favart que de celle des clavecins modernes, avec jeu de luth et autres anachronismes. De même, jouer Bach au piano après 1950 devint de plus en plus inacceptable, jusqu’au jour où l’on s’avisa qu’un bon pianiste pouvait, à sa manière, rivaliser avec un bon claveciniste.
Depuis une vingtaine d’années, les transcriptions pour piano des symphonies de Beethoven par Liszt, au même titre que celles des valses de Strauss pour petit ensemble, réalisées par Berg, Webern et Schoenberg, retrouvent, entre tant d’autres, leur place au disque comme au concert. Elles offrent une approche différente d’œuvres dont la version originale trotte dans toutes les mémoires, et comme la race des pianistes est en perpétuelle expansion, ceux qui ne font pas profession d’interpréter en public les trois mêmes douzaines de morceaux favoris se remettent à jouer chez eux des arrangements à deux ou quatre mains, avec un sain plaisir que les faux puristes ne connaîtront jamais.
Gérard Condé