Tristan Murail : « Le sentiment est l’essence de la musique »

Tristan Murail, nous sommes ici dans un paysage méditerranéen, loin du Havre de votre enfance. De Couleur de mer, l’une de vos premières partitions, jusqu’au cycle Portulan, dont une pièce sera créée dans le cadre du festival Présences, doit-on déduire un profond attachement à l’inspiration maritime ?
On est marqué par son enfance. Mais ce n’était pas tant la mer qui me fascinait, que l’attrait du large, du voyage. À huit ou neuf ans, j’ai écrit une pièce qui s’intitulait Vers des îles lointaines. Tout petit, je m’intéressais déjà à d’autres cultures, je cherchais d’autres horizons que la musique tonale européenne.
Qu’est-ce qui vous attirait ?
L’idée d’inventer, de créer – de ne pas se contenter de ce qu’on vous offre. Cela ne m’amusait pas d’apprendre le piano, de faire des arpèges et des gammes. Ce qui me plaisait, c’était de déchiffrer des partitions nouvelles, ou bien d’improviser.
Avez-vous continué à improviser par la suite ?
Non, j’ai commencé à composer !
Vous arrivez à Paris à l’âge de quinze ans, vous jouez de l’orgue, vous étudiez l’arabe. Que vous reste-t-il de ces intérêts ?
Je n’ai pas poussé loin les études d’orgue. L’arabe, c’était aussi l’attrait d’autres cultures : j’étais passionné par la musique classique arabe, et par Oum Kalthoum, par la manière dont cette musique use des micro-intervalles, des gammes non tempérées. Je me suis intéressé à d’autres musiques non occidentales, pas seulement à la musique arabe. (…)
Couleur de mer, votre première pièce importante, a été créée au Havre, sous la direction de Diego Masson. Vous aviez 22 ans. Étiez-vous fier ?
C’est bizarre, mais je trouvais ça normal ! J’avais écrit des musiques de scène pour un ami havrais, qui connaissait le directeur de la maison de la Culture, lequel a fait venir l’ensemble de Diego Masson. C’était un enchaînement naturel. J’entends déjà des choses personnelles dans cette partition, à la fin surtout.
Immédiatement après, avec Altitude 8 000, une pièce de votre période d’étudiant au Conservatoire, vous réintroduisez des consonances, des accords, des octaves. Aviez-vous l’impression de faire un geste provocateur, ou était-ce inscrit dans l’évolution de votre langage ?
C’était une nécessité. Je savais que cela allait provoquer des réactions, mais il y avait eu l’exemple de Lontano de Ligeti auparavant.
Après votre découverte de Xenakis et de Ligeti, vous séjournez à Rome, à la Villa Médicis, et vous rencontrez ce personnage étonnant, Giacinto Scelsi. Qu’en retenez-vous aujourd’hui ?
Nous avons eu des démarches parallèles, avec un point de convergence : le fait de considérer le son comme matière première de la musique – et non la partition. Nous avions en commun l’immersion, le travail du son de l’intérieur. Mais l’approche de Scelsi était davantage philosophique, ce ne pouvait pas être un exemple à suivre.
Vous a-t-il montré l’instrument sur lequel il composait chez lui, l’ondioline ?
Bien sûr ! C’était un précurseur, non pas de la musique assistée par ordinateur, mais de l’utilisation de modèles électroniques.
Est-ce à Rome qu’avec Gérard Grisey vous mûrissez le projet d’un collectif de musiciens ?
Au Conservatoire, nous avions réuni des interprètes pour jouer notre musique. En 1972, nous avons fait deux concerts avec le groupe MATH 72, qui réunissait Alain Abbott, Roger Tessier, Jean-Paul Holstein et moi. De là est né ensuite L’Itinéraire, d’une volonté commune entre Tessier et moi, rejoints par une équipe de musiciens où l’on trouvait notamment le flûtiste Pierre-Yves Artaud, l’altiste Geneviève Renon, la harpiste Sylvie Beltrando, le chef Boris de Vinogradov, qui avait dirigé nos concerts d’étudiants. Nous souhaitions un fonctionnement collectif, en lien avec les interprètes. Puis, très vite, est arrivé Michaël Levinas, qui était pianiste et compositeur. Quant à Grisey, je lui en ai parlé dès notre séjour romain, mais il n’a pas voulu s’engager dans un premier temps, d’autant qu’il était partie prenante d’un autre groupe, Musique Plus. Il nous a rejoints par la suite au comité de programmation, et bien sûr on a joué sa musique dès les premiers concerts. Plus tard, il y a eu Hugues Dufourt.
La presse n’a pas été tendre, au début, notamment sous la plume de Maurice Fleuret…
Le papier de Fleuret, qui était très politique, a eu l’effet contraire de ce qu’il escomptait. Il nous a bien servis, il a rempli la salle ! (…)
Comment avez-vous eu l’idée de travailler sur l’analyse du son, sur la fréquence ? Est-ce que vous connaissiez les travaux de Stockhausen ? Notamment sa pièce pour deux pianos, Mantra ?
Je ne connaissais pas bien Stockhausen, mais Gérard Grisey, oui ! Mantra, et Stimmung, et les écrits théoriques – qui sont faux, mais quand même intéressants.
Sur le temps, le timbre et l’harmonie ? L’article traduit en français sous le titre « Comment passe le temps » ? En quoi ses écrits sont-ils erronés ?
Je les relis dans le cadre de mon enseignement à Shanghaï (que je pratique à distance en ce moment), et je constate qu’il se trompe à plusieurs endroits sur des points mathématiques. Mais l’essentiel pour moi à cette époque, c’était, après Xenakis, Ligeti, Scelsi, la transformation progressive, le travail sur les masses sonores, un temps continu. Avec Ligeti, on pouvait réintroduire des couleurs plus claires, identifiables. L’idée d’inspecter l’intérieur du son, sans suivre la méthode de Scelsi, s’est imposée avec la pièce de Grisey Périodes, qui était censée être fondée sur l’analyse d’un spectre de trombone, mais à l’époque on n’avait pas les moyens de le faire ! Grisey lisait des livres d’acoustique, il avait suivi des cours avec Émile Leipp. On faisait avec peu d’informations, quelques données qu’on glanait ici et là.
Vous dressiez des listes, des tableaux, à la main. L’intuition précédait l’outil…
Tout à fait ! Puis une dialectique s’est instaurée. De mon côté, j’avais surtout travaillé sur des modèles électroniques, notamment dans le studio de la Villa. J’avais expérimenté la modulation en anneau, mais aussi les boucles de réinjection, dans Mémoire/Érosion, en manipulant deux magnétophones, comme cela se faisait beaucoup à l’époque.
Dans cette première période, ce qui vous rapproche de Messiaen, c’est l’harmonie-timbre.
Messiaen nous en donnait un exemple dans ses Couleurs de la cité céleste, où des cuivres jouent un son grave, et trois clarinettes jouent des partiels aigus de ces sons. Il rapprochait cela d’un passage du « Tuba mirum » du Requiem de Berlioz. Ces phénomènes sont connus depuis longtemps : les mixtures, à l’orgue, reposent sur ce que l’on appelle la synthèse additive.
On parle de « période empirique » pour désigner cette époque de votre parcours, jusqu’à Gondwana, en 1980, année où vous prononcez une conférence restée célèbre à Darmstadt, « La révolution des sons complexes ».
Avant de posséder les outils, on n’avait pas le choix. Pour Gondwana, le travail se faisait encore avec une simple calculette. D’un point de vue technique, c’est la fin d’une époque. L’utilisation d’outils rudimentaires avait des conséquences esthétiques : on passait des heures à faire des calculs pour obtenir un résultat que l’on a pu obtenir par la suite en quelques secondes avec l’ordinateur, ce qui permettait un degré de liberté bien supérieur. (…)
Vous vous êtes parfois comparé à un sculpteur, en expliquant que l’harmonie et le contrepoint poussaient à la superposition, tandis que votre manière s’apparentait davantage à la sculpture, qui consiste à enlever de la matière.
C’est la démarche inverse ! La réflexion m’est venue en travaillant sur l’écriture des masses sonores, que je pratiquais beaucoup dans les pièces d’orchestre. Mais ensuite, il faut bien arriver à l’écriture des lignes instrumentales proprement dites. L’image du sculpteur signifie surtout que l’on part d’une globalité pour dégager progressivement le détail.
Le compositeur d’hier partait d’une ligne, puis orchestrait…
Oui, mais pas forcément, pas toujours. Peut-être pas Berlioz !
Dans votre conférence de Darmstadt en 1980, vous plaidez pour une remise en cause radicale de la manière de composer.
C’était une opposition au structuralisme sériel, où l’on partait d’éléments simples – des séries, des fragments – que l’on développait par prolifération, sans avoir une vue claire de ce à quoi on allait aboutir. (…)
Hors de l’harmonie fonctionnelle dans le système tonal, comment organiser les contrastes, les dynamiques, les transitions, ce qui constitue un scénario ? Lorsque vous réintroduisez cela dans votre langage, après une première période marquée par la continuité des processus, procédez-vous par pure intuition, ou êtes-vous dans une démarche de calcul, de structuration du propos par le biais des outils ?
C’est un mélange d’intuition et de notions connues. On dispose de certaines connaissances : des expérimentations ont été faites, à l’Ircam, par Steve McAdams, sur la notion de lisse ou de rugueux, de détente ou de tension, d’harmonicité ou d’inharmonicité. Pour la perception, l’harmonicité correspond à la consonance, et l’inharmonicité à différents degrés de non-consonance – une très forte inharmonicité mène au bruit. On sait que certaines combinaisons vont produire davantage de stabilité, comme l’accord parfait dans la musique tonale, ou d’instabilité, comme la dissonance dans le monde tonal, sauf qu’il existe beaucoup plus de possibilités. On ne se limite pas à l’accord de septième, on peut utiliser une infinité d’accords possibles. (…)
Le festival propose la création de plusieurs de vos pièces, pouvez-vous nous en dire quelques mots ?
Il s’ouvre sur Near Death Experience, une pièce instrumentale avec vidéo. Nous avions déjà collaboré avec Hervé Bailly-Basin sur une autre pièce, Liber Fulguralis. Nous avons travaillé ensemble, comme pour un scénario de film. On part du tableau de Böcklin L’Île des morts, qui possède quelque ressemblance avec la chapelle qui domine Saint-Saturnin-lès-Apt, le village où j’habite : c’est un peu la même image avec de grands arbres, et une construction par blocs qui me fait penser à l’Égypte antique. On monte vers la chapelle, progressivement le paysage s’altère, se transforme, on entre à l’intérieur du tableau, il se passe plein d’événements, et à la fin on ressort de cette île des morts dans une grande spirale, avec une lumière au fond d’un tunnel, comme ce que décrivent les personnes qui ont vécu une near death experience, et l’on revient sur terre.
On donnera aussi en création mondiale un concerto pour guzheng, cordes, clavier et électronique. Le koto japonais ressemble à cet instrument, le guzheng, qui comporte vingt et une cordes et des chevalets mobiles, que l’on peut accorder à sa guise. Je l’utilise avec des accords spectraux, et l’on peut appuyer derrière le chevalet pour faire monter la hauteur de la corde. Le son est très beau, il y a des virtuoses de cet instrument en Chine. La partie électronique sera également importante. J’aurais voulu faire enregistrer un célèbre jeu de cloches traditionnel chinois, un bianzhong qui date du IIe siècle avant Jésus-Christ, qui se trouve dans un musée à Wuhan, mais nous n’avons pas eu l’autorisation. Heureusement il en existe des copies, dont une à Shanghaï, que mon assistante est allée enregistrer. J’ai ces cloches dans mon ordinateur, et je vais m’en servir ! Avec mes outils, je peux faire bouger les partiels à l’intérieur d’un son, un à un, je peux créer des cloches qui ont la couleur précise que je désire, et modifier le timbre et l’harmonie en même temps de manière fine.
On découvrira également une nouvelle pièce du cycle de musique de chambre Portulan, par L’Itinéraire. Par ailleurs, François-Frédéric Guy va créer deux nouvelles pièces pour piano, au cours d’un concert où il me fait dialoguer avec Debussy : c’est un peu un cliché, mais ça marche ! Mais les pièces pour piano que j’écris en ce moment sont davantage dans la lignée lisztienne. Et puis, il créera un nouveau concerto pour piano et orchestre, L’Œil du cyclone, différent du concerto précédent, Le Désenchantement du monde, qui était plus tragique, alors que pour cette nouvelle partition, j’ai choisi comme sous-titre « Fantaisie-Impromptu » : un des éléments de la pièce est inspiré de la Fantaisie-Impromptu de Chopin... Il y aura même une cadence, écrite bien sûr !
Vous évoquez Chopin, Liszt. Seriez-vous, en définitive, un grand romantique ?
Oui, je l’accepte ! (…)
Propos recueillis par Arnaud Merlin, le 11 octobre 2021, chez Tristan Murail, à Saint-Saturnin-lès-Apt (Vaucluse)
Vous pourrez retrouver l’intégralité de cet entretien dans le livre-programme du festival Présences 2022.