Un requiem peut en cacher un autre
Les acteurs qui se trouvent sur le chemin de Verdi ne favorisent pas, il est vrai, l’accomplissement de son projet. Luigi Scalaberni, imprésario, directeur du Teatro comunale de Bologne, ami de l’« avide et indélicat » éditeur Francesco Lucca, promoteur de Wagner en Italie, et avec qui Verdi s’était promis de ne jamais plus travailler après l’expérience malheureuse d’Il Corsaro, ne voyait pas pourquoi financer cet événement. Il fut d’ailleurs accusé publiquement d’avoir « boycotté la messe ».
Angelo Mariani, chef d’orchestre qui connaît ses premiers succès en dirigeant les œuvres du maestro, ami si intime des Verdi qu’il organise leur résidence secondaire du Palazzo Sauli à Gênes, accepte, mais sans enthousiasme, de participer à cette occasion solennelle voulue par Verdi. Une vive correspondance va précipiter la brouille entre ces deux proches. Quand Verdi propose l’église de San Petronio à Bologne, des festivités qui impliquent Mariani pour le jour anniversaire de Rossini sont également prévues à Pesaro, ville de naissance de Rossini. Mariani y donnera la Messe en ré mineur de Cherubini et, au cours d’un second concert, le Stabat, la prière de Mosé et l’ouverture de Guillaume Tell de Rossini.
Verdi proteste autant qu’il peut dans une abondante correspondance, notamment avec son éditeur Giulio Ricordi qui a hérité du titre de secrétaire du comité de Milan voulu par Verdi et dont la mission était « de choisir les compositeurs, de répartir entre eux les différentes sections de la messe et de veiller à la ligne directrice de l’œuvre ». Ce comité est constitué, outre Ricordi, de Lauro Rossi, Alberto Mazzucato et Stefano Ronchetti-Monteviti - le premier directeur et les deux autres professeurs au Conservatoire de Milan. Mais le projet semble s’enliser dès le départ. Verdi se décourage de le voir « rejeté par tous, et même par (ses) amis ».
À la fin du mois de mars 1869, Verdi écrit à Ricordi afin que ce dernier accélère un peu les choses. Le comité devait encore écrire aux compositeurs. « Qu’importe que la composition manque d’unité, que le morceau d’un tel soit moins beau que le morceau d’un autre ? Qu’importe si la vanité de tel compositeur ou l’orgueil de tel exécutant ne sont pas satisfaits ? Il ne s’agit pas ici d’individus : il suffit que ce jour arrive, que cette solennité ait lieu, enfin, que le fait historique existe. » Au tout début du projet, le journal musical Il trovatore exprime ses doutes ; ce projet risquant de ressembler à « un fritto misto », un pot-pourri. Saverio Mercadante a été l’un des premiers compositeurs auxquels la commission a proposé de choisir ce qui lui convenait le mieux. De même, la primeur du choix a été laissée à Carlo Coccia, le doyen des compositeurs. Mercadante, âgé et aveugle, n’a pas donné suite à la sollicitation. Errico Petrella qui avait affirmé sa préférence quant au choix du morceau a finalement décliné l’invitation : le Dies Irae que ce dernier devait composer a finalement été confié à Antonio Bazzini. Le 10 avril, Verdi précise qu’il lui est indifférent de composer un morceau plutôt qu’un autre, même si, quand il était jeune et qu’il accompagnait ces messes à l’orgue, il avait toujours préféré le Libera me. Toutefois, et dans la mesure où ce morceau termine la messe, il ne voudrait pas que l’on pense que son choix soit lié à une quelconque distinction. La commission demande à Verdi de composer le Dies Irae. Mais ce Dies Irae est encore à l’état de brouillon quand la commission lui demande finalement de composer le Libera me !
Le comité désigne au mois de mai 1869, treize musiciens : Antonio Buzzola (Introït et Kyrie), Antonio Bazzini (Dies Irae), Carlo Pedrotti (Tuba mirum), Antonio Cagnoni (Quid sum miser), Federico Ricci (Recordare), Alessandro Nini (Ingemisco), Raimondo Boucheron (Confutatis), Carlo Coccia (Lacrimosa), Gaetano Gaspari (Offertoire), Pietro Platania (Sanctus), Lauro Rossi (Agnus Dei), Teodulo Mabellini (Lux Aeterna) et Giuseppe Verdi (Libera me). Verdi est satisfait de la division et de la répartition des morceaux qui ont été faites avec un « grand jugement ». En revanche, dans une lettre ouverte parue dans Il monitore du 6 octobre, Luigi Scalaberni s’interroge sur les raisons pour lesquelles n’ont pas été invités de jeunes compositeurs comme Boito, Dall’Argine, Faccio et Marchetti à participer à l’opération, laissant entendre qu’ils avaient été éliminés par la « vieille garde ».
Verdi, opposé à l’idée de donner le Requiem avant l’anniversaire de la mort de Rossini, refusait également qu’on l’exécute en décembre ou en janvier, ou en dehors de Bologne, par exemple à Milan ou à Florence, alors capitale de l’Italie. Il ne voulait pas selon ses propres paroles réduire ce monument à un simple « concert musical ». Dès le 13 octobre, dans une lettre à Ricordi, il déclarait qu’il ne restait au comité qu’une seule chose à faire : « Rendre leur œuvre à chaque compositeur, avec de chaleureux remerciements pour les efforts consentis. Bien entendu, je couvrirai personnellement les dépenses encourues par le comité. Qu’on m’envoie la note et qu’on n’en parle plus. » Mais ce Requiem ne sera jamais donné du vivant de Verdi, on l’a dit.
Quelques années plus tard, Verdi ressortira de ses tiroirs le Libera me et l’intégrera au Requiem qu’il composera, seul, en hommage à Alessandro Manzoni, autre héros de l’art Italien.
Camilla Grabowska