Un voyage avec Alexandre Desplat

Aux collaborations avec Guédiguian, Audiard, Leconte, de Broca, Girod, Weber, Auteuil ou Besson, s’ajoutent les rencontres plus internationales : Frears, Fincher, Ephron, Anderson, Polanski, Hooper, Malick, Clooney, Affleck, Del Toro et Garrone, liste assurément non exhaustive, et qui ne prendrait sens qu’à la lecture des titres. Citez seulement les « Reliques de la Mort » d’Harry Potter, les vampires de Twilight ou les énigmes de Largo Winch, et vous verrez les yeux de vos enfants et de vos adolescents briller, car eux-mêmes en sont familiers autant que vous-mêmes peut-être connaisssez Le Discours d’un roi. Pourquoi aime-t-on la musique d’Alexandre Desplat ? Pour ses personnages peut-être…
Alexandre Desplat – Quand j’écris la musique, je tente de me rapprocher de chaque personnage afin de mieux entrer moi-même dans l’histoire. Je m’inspire autant de la dimension narrative du film que de la façon dont cette narration est mise en scène. On ne peut dissocier un scénario de la réalisation de ce sénario, si bien que les personnages deviennent mes guides au même titre que le réalisateur. Ainsi George VI, dans Le Discours d’un roi, m’a-t-il touché par sa fragilité et sa mélancolie, mais aussi par son incapacité à communiquer avec les mots. La musique est devenue sa voix intérieure, sa manière de nous transmettre ses émotions intimes. Je lui ai attribué une formule composée sur une seule note, traduisant parfaitement sa difficulté à dire les choses. Dans La Forme de l’eau au contraire, le mutisme de Lisa m’a inspiré un thème plus lyrique, parce que la jeune fille déborde d’envie de vivre, et que sa mélodie était appelée à fusionner avec le thème d’amour, dont les arpèges sont comparables à de grandes vagues.
Pour les atmosphères fantastiques du Conte des contes ainsi que celles du Merveilleux magasin de Mr. Magorium, mais aussi pour les danses un peu folles qui rythment la fuite délirante des deux héros de Grand Budapest Hotel, le compositeur précise :
AD – Avec La Forme de l’eau, j’ai opté pour un ensemble de flûtes de différentes tailles ; il me semblait pouvoir évoquer les profondeurs et la liquidité de la matière. Pour The Grand Budapest Hotel, j’avais besoin de faire entrer le spectateur dans ce petit pays qu’on situe en Europe centrale. Je ne voulais ni un orchestre à cordes classique ni une musique permettant une identification géographique plus précise. Je préférais des parfums et des couleurs exotiques loin de toute musique traditionnelle authentique, et je crois les avoir trouvés avec ces balalaïkas et ces timbres de cithare, de cymbalum ou de cor des Alpes. Quand j’ai réorchestré la partition pour ses reprises symphoniques, j’en ai préservé le caractère en enrichissant l’effectif classique par l’intervention de la guitare et de la mandoline.
Et parce que le compositeur fait aussi du cinéma, il nous invite à la découverte de la musique qu’on appelle classique :
AD – Enfant, j’ai étudié la trompette et le piano avant d’opter pour la flûte traversière*. J’ai alors eu un professeur formidable qui me transmettait son savoir avec douceur, de façon beaucoup moins sévère que mon précédent professeur. La naissance d’un musicien dépend souvent d’une rencontre, du partage avec un maître qui vous rend la musique indispensable, fait en sorte que vous ne pouvez plus vous défaire de votre instrument. Adolescent, j’aimais particulièrement les bandes originales de Star Wars de John Williams car il s’y mêlait tout ce que j’aimais de Wagner, Debussy et Ravel, de Chostakovitch et Prokofiev. Je trouvais extraordinaire que le cinéma pût faire entendre tout ça à mes camarades qui ne connaissaient pas la musique classique. Quand j’ai écrit la musique du deuxième épisode de la saga Twilight, je n’ai donc pas voulu m’installer dans les sonorités les plus familières aux adolescents, mais j’ai cherché un thème très simple et séduisant, qu’ils se sont empressés de reprendre chez eux, en s’enregistrant sur leur clavier et en diffusant la vidéo de leurs exploits sur internet. Ce thème, tout du long du film, se complique progressivement tout en préservant sa mélodie principale, et accompagne les jeunes auditeurs dans leur plongée dans l’orchestre.
Si la musique d’Alexandre Desplat survit à la disparition de l’image, sans doute est-ce parce qu’elle ne cherche pas, dans les films déjà, à se mettre en avant. Elle sait même se faire suffisamment discrète quand elle veut seulement jouer le rôle d’un paysage en arrière plan, rendre perceptible, sans qu’on s’en rende compte, la dimension psychologique que le visuel ne peut pleinement traduire :
AD – Certains films, ceux d’Audiard par exemple, me semblent craindre la mélodie, car celle-ci irait à l’encontre du discours, et risquerait d’imposer une esthétique incompatible avec le sujet ou la façon dont celui-ci est traité. Il ne faut pas oublier que la musique de film n’a pas non plus vocation à doubler l’image.
François-Gildas Tual
* Une œuvre nouvelle pour flûte solo d’Alexandre Desplat sera donnée en création mondiale par Emmanuel Pahud le jeudi 6 décembre 2018 à 20h dans le cadre du concert « Au-delà de l’image » donné par l’Orchestre National de France sous la direction du compositeur.