Xenakis, un héritage

Philippe Hurel : « Un coup de poing »
Jeune musicien, j’ai entendu Synaphaï 1, et cette œuvre m’a bouleversé, renversé, tout comme Jonchaies 2. Jonchaies – en particulier sa deuxième partie, grand processus qui recrée une sorte d’effet Doppler, tout en touchant nos entrailles – reste pour moi une pièce mythique.
C’est à ce moment-là que j’ai abandonné les musiques jazz, funk, rock que je pratiquais. J’avais vingt ans, et j’ai senti que c’est là que ça se passait ; il fallait analyser ces musiques. Finalement, j’ai moins analysé la musique de Xenakis que d’autres, parce que j’ai toujours gardé ses œuvres en mémoire comme un choc, un coup de poing. Pierre Boulez me disait : « Il n’entend pas », je lui répondais : « Si, il entend autrement ! » De fait, Xenakis entendait les masses, les processus et les flux comme peu de compositeurs, si ce n’est Ligeti, sous une autre forme. Xenakis ouvrait déjà les portes d’un autre monde, celui de la microphonie, comme aurait dit Grisey, dont la musique est aussi constituée de processus, de flux et de fréquences, et non plus de notes et de développements.
Comme on le sait, Xenakis avait étudié les mathématiques. Il est impossible de penser la musique sans avoir un rapport à la science, aussi modeste soit-il. J’ai toujours été attiré par le calcul numérique dans l’art (et par extension par l’informatique), c’est peut-être une des raisons pour lesquelles la musique de Xenakis a eu un tel impact sur moi. C’est la dialectique entre le savant calcul et une forme de cri primal qui me bouleverse chez lui.
Philippe Manoury : « Une période aventureuse »
Che Xenakis, c’est l’aspect théorique qui me séduit le plus. Il a trouvé des solutions intéressantes, relatives à l’utilisation du calcul des probabilités, que je continue d’utiliser aujourd’hui. Cette solution correspondait à un problème fondamental de cette époque : la crise de la polyphonie. Son article « La Crise de la musique sérielle » notait que l’aspect discontinu de celle-ci provoquait une perte de la polyphonie ; les éléments musicaux se croisaient, comme des événements sonores se promenant statistiquement, et il devenait impossible de les percevoir du point de vue de la polyphonie. Quitte à composer une musique perçue de manière statistique, autant la concevoir, selon Xenakis, de façon statistique. C’était sa plus grande contribution, plus pertinente encore que ses conceptions formelles et son langage musical, que je trouve par certains côtés trop amorphe, qui me renvoie trop souvent la même image. De fait, il n’y a guère de polyphonie dans sa musique. Ses plus belles pièces se situent au début : Pithoprakta 3 ou Herma 4, ainsi que des pièces plus rares comme Nomos Gamma 5. Il avait la volonté de trouver de nouveaux moyens d’expression et se moquait de savoir que certaines de ses pièces étaient « physiquement » injouables ; c’était une période beaucoup plus aventureuse que celle que nous vivons actuellement.
Yann Robin : « Le rythme, le rebond, la pulsation »
Xenakis a eu un impact énorme sur les compositeurs, que ce soit ceux de ma génération, des générations précédentes et très certainement de celles qui suivront. Il ne laisse personne indemne. J’ai découvert sa musique au conservatoire de Marseille, dans la classe de composition de Georges Bœuf, lui-même grand admirateur de son œuvre. Il nous avait apporté plusieurs partitions, dont Metastasis 6 qui m’avait frappé par sa graphie et sa manière inouïe de traiter les cordes, les masses, les vitesses, les glissandi. Xenakis a inventé une nouvelle façon de travailler les trajectoires des cordes les unes par rapport aux autres, de manière microtimbrique mais à des fins macrotimbriques. Ses œuvres et celles de Ligeti m’ont poussé vers ces trajectoires-là, pour adopter une autre manière de contrôler l’orchestre et les masses ; contrôler chaque ligne tout en gardant conscience du résultat global que donne la superposition de tous ces éléments. Un autre aspect me frappe chez lui : ce qu’on entend dans certaines de ses œuvres où la percussion domine (Rebonds 7, Jonchaies…) et qui produit un rapport magnifique à la pulsation. Le rythme, le rebond, la pulsation, c’est la première donnée sensorielle à laquelle nous avons accès lorsque nous percevons, avant même notre naissance, les battements du cœur de notre mère ainsi que le rythme de ses pas. Xenakis a un rapport intime avec cet élément du discours musical, tout comme Stravinsky, Varèse et Beethoven. C’est un geste inscrit dans une puissante trajectoire ; en somme c’est une musique qui avance toujours.
Bastien David : « La science au service de la poétique »
Chaque compositeur représente un regard et une écoute sur le monde ; à mes yeux, le point de vue de Xenakis est extrêmement singulier. Il avait une force redoutable de travail, il a écrit un grand nombre de pièces aux effectifs larges, tout en s’intéressant profondément à l’approche musicale du solo. Par son parcours atypique, il représente également une convergence de traditions, de cultures qui se trouvent entremêlées dans sa musique. Xenakis nous permet de percevoir les liens entre les mondes. Derrière l’aspect scientifique, sa manière d’utiliser les mathématiques possède une dimension poétique. Il s’en est servi pour explorer différents champs. Son travail sur l’aléatoire, la stochastique, nous a permis d’entendre des musiques d’une autre échelle. D’une certaine manière, il a, par ses recherches, élargi l’écoute. Quand on pense à son travail sur les masses, que l’on retrouve dans nombre de ses pièces, ces mondes sonores immensément larges peuvent aussi nous faire penser au minuscule. La grande densité d’informations que dévoilent ses œuvres nous permet de redécouvrir ses pièces à chaque écoute.
Dans des œuvres à effectif plus restreint comme Rebonds, on entend une recherche extrêmement aboutie sur la complémentarité du rythme, de la mélodie et du timbre. On peut aussi voir au sein des solos la théâtralité du geste par la virtuosité de l’interprète. Xenakis à toujours mis la science au service de la poétique, ce qui, je crois, est la chose qui manque cruellement aujourd’hui à notre monde.
Liza Lim : « Touchée aux tripes »
Étudiante, j’ai été amenée à entendre les pièces du début de la carrière de compositeur de Xenakis, comme Pithoprakta et Metastasis, mais celle qui a produit la plus grande impression sur moi est Oresteia 8, qui a grandement influencé l’écriture de mon opéra The Oresteia 9. Pour aller plus loin, je dirais que tous mes opéras contiennent des références à ce pan de l’œuvre de Xenakis. J’aime le caractère viscéral de sa musique, l’impact radical des textures – mêlant par exemple, dans Kassandra 10, le haut falsetto du baryton à des percussions ritualisantes, ce qui fait selon moi davantage référence au théâtre Nô et à la musique de cour japonaise qu’à l’avant-garde musicale européenne. Cette musique nous touche aux tripes avant de faire travailler nos intellects, c’est ce qui explique qu’elle crée en nous une impression si profonde. Xenakis est célèbre pour être le pionnier d’une réflexion associant les connaissances mathématiques et architecturales à la musique, mais ce qui me touche le plus chez lui se situe avant même l’idée de langage : c’est le caractère primal et extatique de sa musique – via des textures massives, le déroulement inattendu des événements musicaux, le monde créé par ses pulsations – et, au-delà de tout, un véritable sentiment de liberté intérieure.
Propos recueillis par Gaspard Kiejman
1. Synaphaï (1969), pour piano et 86 musiciens.
2. Jonchaies (1977) pour 109 musiciens.
3. Pithoprakta (1955-1956), pour 49 musiciens.
4. Herma (1961), pour piano.
5. Nomos Gamma (1968), pour 98 musiciens éparpillés dans le public.
6. Metastasis (ou Metasteis, 1953), pour 60 musiciens.
7. Rebonds (1988), pour percussions.
8. Oresteia (1965), suite pour chœur d’enfants, chœur mixte avec accessoires musicaux et douze musiciens, d’après Eschyle.
9. The Oresteia, A Memory theatre, (1991-1993), opéra en sept parties pour six voix et ensemble.
10. Kassandra (1987), pour baryton jouant sur un psaltérion à vingt cordes et un percussionniste.