Au pays des îles

Il y a les livres que l’on emporte sur une île déserte, et ceux qui transportent sur des îles lointaines. Leurs pages ouvertes dessinent des ailes et, plus haut que la vigie, on s’écrie « Terre ! » Les livres eux-mêmes sont des îles, terrae incognitae de tous les possibles, de la société idéale de Thomas More au Pays imaginaire de Sir James Matthew Barrie. Peter Pan (1911) invite à traverser les airs avec la petite Wendy Darling, à pénétrer un monde d’enfants où l’on n’apprend pas à lire mais où l’on joue à cache-cache avec les Peaux-Rouges, où l’on se bat avec les Pirates, où l’on préfère la Fée Clochette au terrible Capitaine Crochet comme aux leçons. Quoi de mieux alors que de s’endormir aux côtés de la petite fille qui refuse de grandir pour devenir grand ?
Fascinante et inquiétante à la fois, les îles sont le décor privilégié du roman initiatique, le lieu préservé de Bernardin de Saint-Pierre, théâtre de l’innocence de Paul et Virginie (1787) : « Ainsi croissaient ces deux enfants de la nature. Aucun souci n’avait ridé leur front, aucune intempérance n’avait corrompu leur sang... » C’est, dans Sa Majesté des mouches (1954) de William Golding, le refuge de jeunes collégiens anglais livrés à eux-mêmes, forcés de se débrouiller seuls sur leur îlot en forme de bateau. C’est enfin, dans toutes les mythologies, un endroit où se réalisent les héros. Ainsi Ulysse naviguant d’île en île comme d’épreuve en épreuve, confronté au Cyclope anthropophage, à la magicienne Circé transformant les marins en bêtes, à une Calypso amoureuse. Sur toutes les mers flottent des îles mythiques, Atlantide engloutie de Platon, Île des Bienheureux offerte par Zeus aux héros afin, selon Hésiode, de les éloigner des hommes et de leurs soucis. Ailleurs sont Avalon, havre du roi Arthur blessé, les « Îles enchantées » de la mer de Belegaer, si l’on en croit Tolkien dans son Silmarillion, ou l’île du Morholt sur laquelle Tristan a triomphé du chevalier géant. Les vents ne sont alors que le souffle furieux des dieux, à moins qu’ils soient, telle La Tempête de Shakespeare, provoqués par quelques sortilèges de magiciens ou de sorciers. Sinbad aurait-il été si maladroit pour s’échouer ainsi à chaque fois ? Bien des naufrages ne sont pas de simples accidents.
Des astronomes idiots
Bien sûr, on ne s’échoue pas toujours avec un livre dans la poche. Robinson Crusoé a récupéré dans le navire quelques volumes dont de précieuses bibles après avoir été jeté « sur une île horrible et désolée, sans aucun espoir de délivrance ». L’histoire est bien réelle, arrivée à un certain Alexander Selkirk, pauvre marin écossais abandonné au large des côtes chiliennes. En 1719, Daniel Defoe a raconté son retour à l’état sauvage, comment, déposé sur une plage sans vêtement pour se couvrir et sans défense, il a fait d’une grotte son logis, de l’île son royaume, avec des indigènes pour sujets. Son aventure était si exceptionnelle que d’autres d’écrivains s’en sont inspirés : Johann David Wyss dans Le Robinson suisse (1812) à propos du naufrage de la famille Zermatt dans l’archipel indonésien, ou Michel Tournier dans Vendredi ou les limbes du Pacifique (1969), troublante description d’un Robinson colonisateur. Lire, c’est aussi voyager en compagnie d’Arthur Gordon Pym (Poe, 1838) ou de Gulliver (Swift, 1726). Parce que les îles sont des mondes miniatures, conteurs et philosophes y ont transposé leurs critiques et leurs rêves. Sur l’île volante de Laputa, dotée d’un curieux appareillage magnétique pour dominer les autres îles de Lagado, Glubbdubdribb et Luggnaggn, Gulliver a découvert une société inquiétante et totalitaire, des astronomes idiots, avant de rencontrer plus bas des académiciens nigauds, luttant contre la nature pour « améliorer la condition humaine ». Et encore n’a-t-il pas posé les pieds sur L’Île du docteur Moreau (1896) de H.G. Wells, habitée par un savant fou et par ses monstres ; ou sur L’Île du crâne (1988) d’Anthony Horowitz, où il aurait pu appris la magie, à condition d’échapper à l’île carnivore de Yann Martel dans L’Histoire de Pi (2001).
Si certains hésitent à se plonger dans ces livres, qu’ils se laissent charmer par les images de Hergé, aux côtés de Tintin sur L’Île noire (1938-1965), quelque part au large de l’Écosse, ou plus loin encore dans l’Arctique, sur L’Étoile mystérieuse (1947) recouverte de champignons insolites. Avec Hugo Pratt, qu’ils partent en Ballade de la mer salée (1975) avec Corto Maltese à la quête d’un trésor dans le Pacifique. À moins que leur fantaisie ne les fasse se vêtir De cape et de crocs pour percer le Mystère de l’île étrange, d’Alain Ayroles et Jean-Luc Masbou (2000).
Mais parce que Jersey s’est présentée à Victor Hugo « comme une chambre où rien encor n’est dérangé », il est probable que le livre permette d’aller dans l’autre sens, de quitter sa chambre et d’atteindre les îles, celle Au trésor (1881) de Stevenson, celle de Monte-Cristo (1844) où se cache l’incroyable fortune de l’Abbé Faria selon Alexandre Dumas. Les îles sont mystérieuses, à commencer par celles nombreuses de Jules Verne. On y croise pirates et bandits, on y enterre et déterre de l’or, celui d’un vieux fou dans Deux ans de vacances (1888), sur une île si vaste que des adolescents se demandent s’il s’agit d’une île ou d’un continent.
Il ne reste donc plus qu’à larguer les amarres, en musique avec Gluck pour atteindre L’Île de Merlin ou le monde renversé (1753), avec Offenbach pour retrouver Robinson Crusoé (1867) ou goûter l’exotisme de Tulipatan (1868). Prochain départ : vers L’Île mystérieuse avec l’Orchestre National de France.
François-Gildas Tual