Bach plagiaire de Vivaldi ?

Il y aurait une histoire du XXe siècle à écrire, jalonnée par les grands procès, populaires ou judiciaires, pour plagiat. Quelques noms viennent à l’esprit : John Williams réutilisant Tchaïkovski ou Korngold, James Horner reprenant Prokoviev, Hans Zimmer s’inspirant de Gustav Holst. Certaines situations peuvent prêter à sourire : John Cage contournant l’interdiction de réutiliser Satie en composant A Cheap Imitation (« Une imitation au rabais ») pendant que ses propres éditeurs traînaient en justice le groupe de rock The Planets pour leur réduction à une minute (de silence, forcément !) son 4’33. Repérer les similarités sonores est, il faut l’avouer, un sport d’esthète loin d’être désagréable. Mais cette activité soulève des enjeux moraux et esthétiques d’ailleurs passionnants, qui amènent à repenser une notion simple : comment arranger de façon inédite les douze notes de la gamme tout en respectant des codes stricts et naturels de la composition musicale ?
Dans le fait de « composer », il y a la notion d’assembler et de combiner des sons, sous l’arbitrage de l’oreille de l’auditeur contemporain et de ses goûts périssables. Composer ex nihilo semble ainsi d’autant plus impensable que cela contrevient à l’idée même de musique et de partage. Au XXe siècle, on pointe un doigt accusateur, fort des milliers d’heures d’écoute discographique. Mais qu’en est-il de la période baroque ? Il serait inutile de faire le relevé abyssal des notes de Mozart présentes dans Beethoven ou d’Alessandro Stradella dans l’Israël en Égypte de Haendel. Alors, pourquoi ne pas crier systématiquement au scandale ?
La réponse est simple : le « plagiat » est un symptôme de la transmission musicale dans l’Europe musicale jusqu’au romantisme. L’immoralité qu’il suppose est relativement tardive.
L’expression « transformation imitative » serait plus appropriée puisque la copie se situait au centre du processus éducatif : recopier les manuscrits des grands maîtres était la façon la plus sûre de s’approprier le langage. « Il y a deux, voire trois siècles, les procédures de publication étaient différentes, et il n’existait pas de droits d’auteurs, explique Roar Schaad, musicologue à l’Université de l’Illinois. Un compositeur pouvait arranger, réorchestrer et adapter la musique d’un collègue. Aujourd’hui, c’est illégal, mais à l’époque, le processus était perçu comme flatteur pour le compositeur copié. »
Si nous prenons le concerto pour quatre clavecins de Jean-Sébastien Bach (1685-1750), il s’agit en réalité de la transcription du concerto pour quatre violons d’Antonio Vivaldi (1678-1741) : « Le public savait qu’il s’agissait d’une pièce de Vivaldi. Bach lui rendait hommage. Il n’était pas question de tromper l’auditoire. Avec vingt enfants à élever, Bach était, d’une certaine façon, obligé de travailler à partir de matériaux existants. Nous avons tendance à placer les compositeurs de l’époque baroque et classique sur un piédestal, oubliant ainsi qu’il s’agissait de musiciens vivant dans leur temps, soumis à des conditions de vie quelquefois difficiles. » Mozart, un beau jour, dut écrire une symphonie. Mais il manquait de temps. La solution allait d’elle-même : il prit une symphonie de Michael Haydn, y ajouta une introduction, et composa ainsi la 37e symphonie de Mozart.
Bach sur les épaules de Vivaldi
Jean-Sébastien Bach découvre la musique italienne à Weimar au contact de Johann Gottfried Walther qui lui remet des copies de Frescobaldi, Legrenzi, Corelli, Albinoni et Vivaldi. Particulièrement impressionné par les concertos pour violon de Vivaldi, c’est sur ces manuscrits qu’il concentre ses efforts de copiste. Mais il ne s’arrête pas là : le voilà qui transcrit, transpose et arrange, en remplaçant l’instrument roi des Italiens : le violon, par l’instrument roi des Allemands : le clavier. La liste d’œuvres de Bach d’après Vivaldi est copieuse : BWV 593, 594, 972, 973, 975, 976, 978, 979, 980 (sans compter les œuvres de Vivaldi disparues et donc indétectables parmi les notes de Bach).
Vivaldi était beaucoup plus diffusé et célébré de son vivant que Bach, c’est ce dernier qui bénéficie de la réputation de « génie ». Pourtant, tous les musicologues s’accordent pour reconnaître l’influence de Vivaldi sur le concerto et sur la notion de soliste avec orchestre, quand Bach était plus concerné par les formes anciennes et religieuses. Mais lorsque Bach se saisit du concerto (inventé par Torelli et développé par Vivaldi), il amplifie le langage de Vivaldi avec une texture orchestrale qui déresponsabilise en partie le soliste pour enrichir le langage de son époque : d’une certaine façon, Bach « compose » vraiment le genre du concerto, quand Vivaldi l’invente et en jouit au premier degré. Bach, en convertissant un concerto pour quatre violons en concerto pour quatre claviers canalise l’énergie soliste de Vivaldi pour en faire une vraie « composition » étoffée, contrapuntique et complexe, dont les racines harmoniques et « timbriques » résisteront à l’épreuve du temps.
Christophe Dilys
Bach et Vivaldi : ils ne sont pas d’accord !
« Du reste Bach traite librement ses modèles. Il les transcrit mais n’hésite pas à les enrichir à sa manière. Il les revit. Ces additions prennent, de ce fait, un caractère de nécessité remarquable. Elles eussent laissé Vivaldi rêveur. Çà et là un renforcement harmonique, quelques touches rythmiques et contrapuntiques, le cerne d’un détail, l’embellissement d’une phrase, et déjà, nous entendons moins du Vivaldi que du Bach ».
Luc-André Marcel, Bach, Seuil, 1961
« Pour habile que soit le magnifique travail de Bach, ces transcriptions n’ajoutent rien à sa gloire. J’avouerai même, au risque de blasphémer, que les concertos vivaldiens, d’essence violonistique, me paraissent tout à fait dénaturés par l’exécution au clavecin ou à l’orgue. Indifférent à la sensualité instrumentale de ses modèles, à la souplesse des lignes, à la transparence des sonorités, Bach a génialement trahi Vivaldi : d’une œuvre polychrome, il a donné une brillante interprétation en noir et blanc ».
Roland de Candé, Vivaldi, Seuil, 1967