Baroque mais sans perruque

Le 2 juillet, Leonardo García Alarcón dirigera Bach et Haendel, puis Clara Schumann et Ernst Bloch à la tête de l’Orchestre Philharmonique de Radio France. Mais où sont nos repères d’antan ?
Nous nous posons assez souvent la question de savoir s’il reste beaucoup de choses à faire dire aux vieux maîtres. Fréquenter les grandes églises parisiennes nous fait entendre d’innombrables interprétations du Messie, et Vivaldi ne cesse d’effeuiller notre calendrier avec sa description géniale des saisons. Paradoxe délicieux : Vivaldi nous encourage à écouter le temps qui module et qui passe, mais, émerveillés par la virtuosité des traits du violon, nous restons là, sur notre banc usé, à écouter les Saisons encore et encore.
L’accessibilité numérique de la musique interroge notre « consommation » de la musique : en quelques minutes, nous pouvons entendre huit versions d’une même œuvre, vivre huit émotions différentes selon les interprètes, entendre Isolde mourir huit fois différemment sans jamais se lasser. La proximité de tous les genres musicaux est extraordinaire et effrayante, et l’exhaustivité de l’offre peut nous exciter et nous paralyser à la fois. Faire du neuf à partir du vieux : voilà un enjeu immémorial qui subsiste, même dans cette nouvelle époque de facilité d’accès.
Utilisons la métaphore de la forme sonate. Une sonate pour piano de Mozart s’inaugure avec un thème A qui se déroule de façon galante. Puis un thème B, plus nuageux, vient remettre en cause cette délicate atmosphère. Après l’exposition de ces deux thèmes, le développement s’amuse à les faire dialoguer, créant à partir de matériaux connus de nouvelles idées musicales mais surtout de nouvelles émotions. Cette technique prend un nom différent selon les concepts et les époques : Mozart l’appelait sonate, Hegel l’appelait dialectique. Il semble qu’elle prenne aujourd’hui le nom de crossover !
Un pianoforte en guise de basse continue
Le jazz se saisit du crossover dans les années 70, élargissant son public grâce à l’injection de pop, rock et R&B dans son identité. Plus récemment, jazz et Orient forment un couple fascinant. Mais si nous jetons un regard en arrière, l’immense travail de Mendelssohn dans la découverte de la musique de Jean-Sébastien Bach nous indique qu’il y avait déjà au XIXe siècle une certaine urgence à régénérer la création mais aussi le concert par l’introduction d’idées artistiques plus anciennes. Mendelssohn a dirigé le 11 mars 1829 à Berlin la recréation de la Passion selon saint Matthieu ; il a aussi émaillé ses propres œuvres de principes de composition propres à celle du cantor de Leipzig : son oratorio Paulus (1836) contient des chorals qui répondent aux mêmes règles que ceux de Jean-Sébastien Bach.
Aujourd’hui, la donne est différente. Composer dans le style ancien ne peut plus se faire sans référence au courant néoclassique de la charnière entre XIXe et XXe siècles, dans l’acceptation positive et négative du terme. Quant aux interprètes, désireux de faire entendre des choses nouvelles aux usagers des bancs usés précités, et qui ne veulent pas dénaturer l’un ou l’autre genre en se livrant à des crossover hasardeux, ils découvrent le plaisir intellectuel et sensible de faire dialoguer musique moderne et musique ancienne avec les moyens de la recherche d’aujourd’hui.
Le travail de Mendelssohn sur la Saint Matthieu était adéquat pour son époque mais ne montrait qu’un intérêt partiel pour la reconstitution historique : certains airs, récitatifs et chorals avaient été supprimés ; surtout, les oboi d’amore, oboi da caccia et la basse continue avaient été remplacés respectivement par des clarinettes, des cors de basset et un pianoforte Hammerflügel. Il a fallu attendre Harnoncourt en 1962 pour que les parties de cornets à bouquin des Vêpres de la Vierge de Monteverdi ne soient pas jouées par des trompettes modernes ou des hautbois. Encore aujourd’hui, il n’est pas tout à fait certain que le cornet à bouquin fasse partie des instruments connus de tous…
Comment était-ce vraiment, à l’époque ?
Se réfugier derrière la pensée que « de toute façon on ne pourra jamais vraiment savoir comment la musique était jouée à l’époque », devient une posture de plus en plus intenable, maintenant que nous redécouvrons et exploitons des traités d’interprétation et de technique instrumentale extrêmement précis.
Cela ne veut pas dire pour autant qu’il faille disqualifier toute tentative d’interprétation de la musique ancienne sur les instruments modernes de l’orchestre symphonique. Tout est question de tradition : le geste créatif derrière l’interprétation d’une suite de Rameau par l’Orchestre philharmonique de Berlin dirigé par Emmanuelle Haïm n’est pas sans rappeler l’idée cachée derrière la composition de Pulcinella (1919) par Stravinsky d’après Pergolèse : une musique ancienne recréée par un instrumentarium délibérément décalé. Il s’agit d’assumer qu’il est question d’un objet musical neuf, différent, chargé de sens et d’émotion, issu d’une connaissance contemporaine du répertoire ancien parfaitement digérée.
Où se situe la différence entre une interprétation sur instruments anciens et une interprétation par un orchestre moderne ? Les instruments et orchestres modernes ont été conçus et rompus à la musique moderne : les exigences de la musique du XIXe siècle, plus tournés vers le gigantisme que les siècles précédents, ont fait de l’orchestre et de l’instrument un véhicule de puissance sonore extrêmement expressive. L’enjeu des interprètes de la musique ancienne sur instruments modernes est donc de parvenir poétiquement à faire conjuguer la virtuosité personnelle, quasi improvisée, propre à l’instrumentiste des XVIIe et XVIIIe siècles, avec la virtuosité générée par l’expression du génie du compositeur du XIXe siècle. Le court archet de violon, propre à traduire l’émotion du violoniste italien au XVIIe siècle, est devenu le long archet que nous connaissons aujourd’hui, peut-être plus encombrant, mais certainement plus sonore, avec un éventail d’expressivité propre à la musique plus tardive.
Deux virtuosités sur un même instrument, voilà qui ne manque de promesses esthétiques.
Christophe Dilys