Et si une autre musique brésilienne se cachait derrière le samba...

Musicien universel, amoureux de la bossa nova, Gilberto Gil offre à Radio France la première mondiale de son opéra Amoz Azul (Amour bleu), co-écrit avec son complice Aldo Brizzi. Mais où commence donc la musique brésilienne ?
Le Brésilien, remarque Gilberto Gil, doit « être pauvre, jouer du samba, faire de la macumba pour touriste... J'en ai assez de cette image de nous-mêmes que nous essayons de vendre... » Né à Salvador de Bahia, Gilberto Gil n'a jamais négligé ses origines quand bien même la reconnaissance internationale l'aurait incité à la compromission artistique. Guitariste, chanteur et compositeur, collaborateur des plus grandes stars de la scène musicale nord-américaine, il a choisi, pour premier langage, la bossa nova, avant d'inscrire ses chansons sous le signe d'un tropicalisme particulièrement engagé. Magnifique destin alors que celui de ce musicien autrefois emprisonné pour ses idées, devenu ambassadeur des Nations-Unies, puis nommé ministre de la Culture sous la présidence de Lula. Au moment où ces lignes sont écrites, son histoire est d'autant plus riche de sens que le deuxième tour des élections s'annonce indécis au Brésil...
On ne peut comprendre la musique brésilienne sans se souvenir de la souffrance des esclaves dans les plantations de coton et de canne à sucre. À peine posaient-ils un pied sur les quais de Rio que ces « Bois-d'ébène » étaient vendus et plongés dans l'enfer des exploitations. Pour échapper à la folie, ils se réfugiaient dans le batuque, battements de pieds ou de mains, parfois de tambours ou de calebasses qui les renvoyaient à leur passé dans des danses endiablées. C'était leur façon d'exprimer la saudade, sentiment intraduisible, sorte de nostalgie qui touchait l'homme coupé de ses racines. Peu à peu, leurs cultes se sont faits les fruits de curieux mélanges, réunissant Indiens, Noirs et Blancs au rythme des teponaztlis et des percussions africaines. Car les Blancs aussi souhaitaient « tourner comme des arlequins », quitte à colorer les danses (lundus) de leurs propres rythmes. Mariage hérétique ! La réaction de Rome ne s'est pas fait attendre, et l'Église a rapidement envoyé ses propres compositeurs pour en finir avec ces concerts lascifs et restaurer une sainte harmonie.
À l'origine de la musique brésilienne, il y a aussi la musique des Européens, des Portugais surtout, qui ont pris possession de cette vaste part du littoral sud-américain. Tout a commencé avec un mulâtre, Domingos Caldas Barbosa, éduqué par les Jésuites, joueur autodidacte de guitare ou plus exactement de viola. Il a chanté dans les salons, dans les cabarets et dans les rues, avant d'être envoyé par son père au Portugal, où ses modhinas ont séduit le tout Lisbonne. C'est avec cette reconnaissance sur un sol étranger que la musique brésilienne a vu son acte de naissance signé. Et ce sont pourtant de tout autres sons qui retiennent désormais l'attention du touriste. Les bruits du carnaval, peut-être aussi ceux de la capoeira, comme un lointain écho des rixes des esclaves d'autrefois. Non pas le frevo qui accompagnait les joutes musicales et dansées auxquelles s'adonnaient au XIXe siècle les fanfares militaires. Ni ce maxixe métissé qui animait les bals, durant lesquels la bourgeoisie se désennuyait au contact de femmes légères dans l'atmosphère enfumée des bordels – ce maxixe mêlant polkas, danses africaines et tangos pour favoriser le mouvement des corps dans des tournoiements, enlacements et coups de nombrils impudiques. Le touriste ne connaît pas plus le choro immortalisé par Villa-Lobos dans une célèbre mélodie sans paroles pour voix et violoncelles, là encore un genre instrumental mal établi, confiant aux instruments tous les rythmes en vogue. À tout cela, le touriste préfère la macumba spécifiquement rattaché aux rituels africains, ainsi que la samba héritière du multiculturalisme brésilien. Descendant des cariocas, la samba est un enfant des favelas du XXe siècle malgré l'évidente typicité de son accompagnement syncopé.
Finalement, l'authenticité musicale du peuple brésilien serait à chercher au croisement de ses multiples cultures. Et c'est probablement ce qui a poussé les musiciens à se projeter dans l'indicible tristesse de la bossa nova et les vertus réparatrices du tropicalisme. Après s'être perdus dans la surenchère de leurs propres modèles, ils se sont ravivés à la double flamme de la création et de la mémoire, conscients que la vérité, même à l'heure de la prospérité économique, des stations balnéaires et des victoires en football, se cache souvent dans les mouvements répétitifs et douloureux de l'histoire.
François-Gildas Tual