Les Inconnues dans la maison

Marie Jaëll (1846-1925)
Marie Trautmann vint au monde le 17 août 1846 à Steinseltz. Son père, maire de ce village alsacien, et sa mère, amatrice d’arts, future impresario de Marie, lui offrirent à sa demande un piano et ses premières leçons. Les Trautmann étaient bilingues, et c’est à Stuttgart que Marie perfectionna sa technique auprès d’un certain F.B. Hamma. La petite fille fut applaudie par Rossini, la Reine Victoria (qui lui offrit un bijou) et le pianiste virtuose Ignaz Moscheles. Ami de Beethoven et Mendelssohn, rival de Chopin et Liszt, Moscheles prédit : « Cette enfant fera quelque chose de grand dans l’art. »
Après ses premiers concerts en Allemagne et en Suisse, l’enfant prodige entra dans la classe de Louis Liebe à Strasbourg, puis fut admise au Conservatoire de Paris, auprès d’Heinrich Herz, et obtint le Premier Prix de piano après quatre mois. La presse française de 1862 ne tarit pas d’éloge sur le phénomène, et Herz, grand seigneur, lui offrit un piano à queue.
À vingt ans, Marie rencontra Alfred Jaëll (1832-1882), pianiste autrichien venu de Trieste, élève de Czerny et de Moscheles. Leur mariage scella une union musicale qu’ils matérialisèrent par une série de concerts en commun. Elle permit également à Marie (désormais) Jaëll de connaître Brahms (qui louera ses œuvres : « Parlez-moi de la Jaëll ! Voilà une personne intelligente et spirituelle »), Saint-Saëns et César Franck qui lui donneront quelques leçons de composition, ou Liszt à qui elle dédiera une Sonate pour piano, et dont elle sera une amie (surnommée « Ossiana »), une partenaire de concert ainsi qu’une collaboratrice à la fin de sa vie. C’est elle qui donnera sa forme définitive à la Troisième Méphisto-Valse de Liszt.
La défaite de 1870 et la perte de l’Alsace plongèrent la pianiste dans le désarroi. Elle refusera désormais de jouer en Allemagne, et empêchera la nomination de son mari à la tête du Conservatoire de Leipzig. Malgré un amour réciproque, elle écrivit en 1878 : « À la femme, qu’elle soit douée ou non, l’homme prend à peu près toutes les choses dont il tire ses forces pour produire. Il lui prend la vie. Combien de fois me suis-je vue sombrer avec tous mes rêves dans ce seul fait ? (…) La femme doit-elle toujours succomber et faire le choix entre les ailes du corps et celles de l’âme, sacrifier les unes aux autres ? Ne peut-elle garder quatre ailes ? »
À la mort de son époux, en 1882, elle ressentit une profonde solitude dont témoigne sa correspondance. Ses activités d’enseignement lui permirent de croiser un élève au brillant avenir, et alsacien comme elle : Albert Schweitzer. Celui-ci traduira en allemand une partie du traité de Jaëll (Le Toucher) et affirmera : « Je lui dois d’avoir pu, par un exercice réfléchi qui exige peu de temps, devenir toujours plus maître de mes doigts, ce qui m’a été d’un grand secours pour l’orgue. » En 1887, Saint-Saëns et Fauré la firent entrer au sein de la Société des compositeurs de musique.
Pour approfondir ses recherches pédagogiques, Marie Jaëll travaillera pendant dix ans, de 1897 à 1907, avec le directeur de l’hôpital de Bicêtre, Charles Féré. De fascinantes photographies de la main gauche de Jaëll nous montrent quelques aspects de leurs observations. Pas moins de treize volumes sur la physiologie et l’art du toucher imposeront à la postérité l’image d’une scientifique de la technique pianistique (la « méthode Jaëll »), hélas au détriment de la compositrice. Les éloges de ses contemporains furent pourtant nombreux en la matière.
Devant le poème symphonique Ossiane, Reyer employait en 1879 une rhétorique caractéristique de son temps : « Madame Jaëll qui, ayant conquis comme virtuose tous les lauriers qu’une virtuose peut conquérir, aspire aujourd’hui à un brevet de compositeur (…) Elle est femme, c’est vrai ; mais ce n’est pas à sa musique que son sexe se reconnaîtrait. Quels emportements ! Quelles hardiesses et quelle virilité ! (…) Il y a chez l’auteur d’Ossiane un tempérament musical exceptionnel, des dons surprenants et des qualités de premier ordre. Aucune femme n’a jamais montré une telle puissance, une telle énergie, une telle volonté. »
Marie Jaëll rendit l’âme à Paris le 4 février 1925, dans son appartement parisien au 77, chaussée de la Muette (non loin de l’actuelle Maison de la Radio et de la Musique), à l’âge de soixante-dix-huit ans.
Charlotte Sohy (1887-1955)
Née le 7 juillet 1887 à Paris dans une famille d’industriels, Charlotte Sohy reçut un enseignement très complet à la Schola Cantorum, dont l’entrée lui fut facilitée par Mel Bonis. Amie d’enfance de la future pédagogue Nadia Boulanger, Sohy fut reçue dans la classe de piano et d’harmonie de Georges Marty, celle d’Alexandre Guilmant puis de Louis Vierne pour l’orgue, et surtout celle de Vincent d’Indy, directeur de l’établissement et disciple de César Franck, pour la composition. Elle obtint pour ses projets musicaux l’entier soutien de sa famille qui fit même installer un orgue Cavaillé-Coll à domicile. C’est dans l’établissement de la rue Saint-Jacques qu’elle fera la rencontre en juin 1909 de son futur époux, lui aussi compositeur, Marcel Labey (1875-1968) avec qui elle travaillera main dans la main sur plusieurs œuvres. Pour masquer une féminité encore problématique dans la carrière compositrice, Charlotte Sohy signa d’abord ses œuvres « Ch. Sohy » ou « Charles Sohy », nom de son grand-père musicien qu’elle emploiera également pour les livrets d’opéra écrits pour elle-même ou à l’attention de Marcel. Elle utilisera également « Louis Rivière » ou « Claude Vincent ».
Son mari fut envoyé au front à Verdun en 1914, et Charlotte entama, d’abord en version pour piano, la composition de sa Symphonie, répondant à l’injonction de leur maître Vincent d’Indy à qui elle avait fait part de son envie d’écrire un opéra : « Écrivez d’abord une symphonie pour vous faire la main ! »
François-Xavier Szymczak