Lili puis Nadia, une histoire de transmission

L’histoire de la musique a été marquée, au XXe siècle, par deux sœurs, l’une et l’autre musiciennes, mais dont les destins furent on ne peut plus différents. Morte à vingt-cinq ans, la prometteuse Lili Boulanger (1893-1918) nous a laissé des compositions riches d’angoisse, d’impatience et de désir d’aimer. On la voit souvent comme une apparition : à vingt ans, elle devient la première femme couronnée par le Grand Prix de Rome (son père, Ernest Boulanger, avait obtenu le même prix en 1835). La guerre cependant (nous sommes en 1913) a raison de son séjour à la Villa Médicis, qui ne dure que quelques mois. De retour en France, elle fonde avec sa sœur Nadia la Gazette des classes de composition du conservatoire, qui permet aux musiciens envoyés au front de maintenir un lien avec la musique et l’institution du Conservatoire.
Mais la santé de Lili est précaire : elle meurt en 1918, quelques jours avant la disparition de Debussy. On peut imaginer, si on se penche sur les œuvres qu’elle nous a laissées (vouées essentiellement aux genres de la cantate et de la mélodie, si l’on excepte l’opéra inachevé La Princesse Maleine, d’après Maeterlinck), quelle musicienne majeure des années 20 et 30 elle aurait pu devenir.
Sa sœur Nadia, née en 1887, lui survivra plus de soixante ans. Nadia porte un prénom slave (le diminutif de Nadejda) parce que madame Boulanger n’est autre que la comtesse Raïssa Ivanovna Micheskaïa, chanteuse originaire de Saint-Pétersbourg. Mais l’ambiance, chez les Boulanger-Michetskaïa, n’a rien de celle décrite par Jean Lorrain dans Les Noronsoff : « En dehors des légendes que le Noronsoff traînait après lui, légendes de son exil, légendes de son séjour à Paris et de ses haltes à travers toutes les capitales d’Europe, il avait eu dans le pays quelques histoires retentissantes. (…) La villa retentissait, de l’aube au soir et du soir au matin, de tarentelles, de valses allemandes et de conjurations évocatoires ; tables tournantes et mélodies de Schumann, dédoublements d’images astrales et pot-pourris de Gluck et de Mozart, tel était le train de la maison. » Non, Nadia, comme Lili, est élevée dans le culte sérieux de la musique. Leur grand-mère n’a-t-elle pas créé en 1825, à l’Opéra-Comique, le rôle de Jenny dans La Dame blanche de Boieldieu ? Élève elle aussi du Conservatoire de Paris, où elle étudie la composition avec Gabriel Fauré et l’orgue avec Louis Vierne et Alexandre Guilmant, Nadia reçoit le Second Prix de Rome en 1908. Elle compose jusqu’au début des années 1920, essentiellement des pages vocales. Chef d’orchestre, elle dirige à Paris dès 1912, monte au pupitre du Boston Symphony Orchestra en 1938 et du New York Philharmonic en 1939, et continue de diriger jusqu’en 1962, année où elle se rend en Turquie pour donner des concerts en compagnie de la pianiste Iril Biret. Mais elle décide surtout, après la Première Guerre mondiale, de se consacrer à l’enseignement. Elle est professeur à l’École normale de musique de Paris de 1919 à 1939, puis de 1957 à sa mort, en 1979. Elle deviendra même maître de chapelle du prince de Monaco, et sera chargée des festivités musicales lors du mariage de Grace Kelly et du prince Rainier en 1956 !
En réalité, la carrière de pédagogue de Nadia a commencé beaucoup plus tôt : dans l’appartement familial, au 36, rue Ballu (devenu 2, place Lili Boulanger), dans le 9e arrondissement de Paris*. « Dès ma sortie du Conservatoire en 1904, j’ouvris un cours et décidai : ce sera le mercredi. C’était alors le mercredi comme c’est encore, après toutes ces années, le mercredi à trois heures. Après le cours, maman recevait mes élèves, elle leur offrait le thé, de la bonne pâtisserie.** » Elliott Carter, Igor Markevitch, Dinu Lipatti, Hugues Cuénod, Michel Legrand compteront parmi ses élèves.
Mais la grande aventure de Nadia Boulanger, c’est sans doute le Conservatoire américain. L’idée de cette institution est née de la volonté du général Pershing qui, en 1917, veut perfectionner la formation des membres de ses musiques militaires. Une école naît à Chaumont, puis se pérennise à partir de 1921 à Fontainebleau. Nadia Boulanger y enseigne la composition et l’orchestration dès le début, et a notamment pour élèves Virgil Thomson et Aaron Copland (dont elle crée la Symphonie avec orgue en 1924 à New York, en tenant la partie soliste). Ce conservatoire est alors exclusivement destiné aux étudiants américains et les cours ont lieu essentiellement durant l’été. Après la parenthèse de la Seconde Guerre mondiale (au cours de laquelle Nadia enseigne notamment à la Juilliard School de New York), les cours reprennent en 1946 et Nadia Boulanger succède quatre ans plus tard à Robert Casadesus au poste de directeur général, qu’elle conservera jusqu’à sa mort en 1979.
Des personnalités comme Stravinsky, Dutilleux, Menuhin, Rostropovitch ou Arthur Rubinstein enseigneront au Conservatoire de Fontainebleau. Pour sa part, Nadia Boulanger a eu plus de mille élèves, que ce soit dans son cours particulier ou dans les institutions qu’elle a dirigées, parmi lesquels on trouve les noms de Gershwin, Leonard Bernstein, Philip Glass, John Eliot Gardiner, Pierre Schaeffer, Pierre Henry, Henry-Louis de La Grange et Astor Piazzolla, également à l’affiche du concert du 11 mars. Michel Legrand, qui fait partie de cette liste immense, aura ce mot : « Grâce à Nadia Boulanger, j’ai pu tout faire. »
Florian Héro
* Lili et Nadia Boulanger sont enterrées au cimetière Montmartre.
** In Mademoiselle, entretiens avec Nadia Boulanger, édition établie par Bruno Monsaingeon, Van de Velde, 1981.