Mais où Strauss va-t-il chercher tout ça ?

Le Surhomme version Nietzsche, les farces d’un bouffon, une jeune princesse osant le nu intégral, sa propre personne : les sources d’inspiration de Richard Strauss sont nombreuses. Et prétextes à des épopées de longue haleine, ces poèmes symphoniques que fait flamboyer cette saison l’Orchestre Philharmonique de Radio France.
Né dans une famille de la bourgeoisie munichoise – le papa est brillant corniste dans la fosse de l’Opéra – Richard Strauss (1864-1949) grandit dans un foyer rempli de livres qui formeront le socle d’une culture qu’on pourrait qualifier d’éclectique, la matrice d’un lettré du milieu du XIXe siècle bavarois tout aussi passionné par la mythologie que par les légendes médiévales ou les grandes figures des XVIIe et XVIIIe siècles. Strauss est donc, tant dans ses huit poèmes symphoniques composés avant la fin du siècle que dans ses seize opéras étalés entre 1894 et 1949, l’homme d’une inspiration extrêmement diverse et sans exclusive, qui couvre trois millénaires. Ce n’est pas pour rien que le compositeur se qualifiait de « bout de l’arc-en-ciel » de la culture occidentale, et se considérait comme la queue de la comète de l’Histoire de la musique.
L’un de ses domaines de prédilection fut l’antiquité, qu’il s’agisse des épisodes de la Bible consacrés à la princesse de Judée faisant décapiter le prophète Jean-Baptiste dans Salomé revue par Oscar Wilde, de l’Ancien Testament du ballet La Légende de Joseph, ou de la Grèce antique convoquée à maintes reprises sur scène dans Elektra d’après Sophocle, Daphné d’après Les Métamorphoses d’Ovide et Les Bacchantes d’Euripide, ou encore Hélène d’Égypte sur l’après-Guerre de Troie et L’Amour de Danaé. Ariane à Naxos est l’œuvre pivot entre l’antique et l’époque classique, grâce à une mise en abyme convoquant réminiscences du Bourgeois gentilhomme, commedia dell’arte et opera seria. Le siècle du dieu Mozart sera dès lors le cadre du Chevalier à la rose, basé sur le libertinage soft des Amours du chevalier de Faublas transportées à la cour de Marie-Thérèse, du travestissement dans Arabella, ou de la conversation en musique de Capriccio. Sans oublier le tout dernier opéra, inachevé, L’Ombre de l’âne, Singspiel loufoque sur un procès entre un marchand et un dentiste pris dans Les Abdérites de Wieland.
En bon wagnérien, l’autre Richard a d’abord exploré le Moyen Âge des chevaliers, Minnesänger et feux de la Saint-Jean dans ses opéras Guntram et Feuersnot, le premier sur un livret à la manière de Wagner, c’est-à-dire sans autre librettiste que soi-même. Le genre picaresque nous vaut aussi Les Joyeuses équipées de Till l’Espiègle, rondo sur les rodomontades d’un saltimbanque de l’Allemagne du Nord du XIVe siècle qui finit à l’échafaud. Sans oublier l’Écosse de Macbeth fixée par Shakespeare, les aventures chevaleresques de Don Quichotte d’après le roman de Cervantès sous forme de variations pour violoncelle et orchestre. Le XVIIe siècle est aussi largement présent à travers la figure du libertin sévillan Don Juan, puisée non chez Tirso de Molina mais dans les fragments inachevés de 1844 de Nikolaus Lenau, mais aussi à l’opéra dans La Femme silencieuse d’après Ben Jonson (transposée par Zweig dans le Londres des années 1760), ou l’histoire de capitulation militaire de Friedenstag provenant de 1625 chez Calderón.
Certains ouvrages s’avèrent difficilement classables, comme le conte symboliste sur la fertilité de La Femme sans ombre, sur le texte de Hofmannsthal, meilleur librettiste et compagnon de six opéras du compositeur. L’influence contemporaine, même rare, existe tout de même chez Strauss, fasciné dans sa jeunesse par le concept du Surhomme développé par Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra.
En face des grands héros de la culture classique, l’autre sujet de son temps qui ne lui a jamais fait défaut reste sinon sa famille sa propre personne, comme dans la comédie bourgeoise Intermezzo, qui évoque une crise conjugale de son couple dans l’Autriche des années 1920, la Sinfonia domestica qui invite à regarder par le trou de la serrure, jusque dans la chambre à coucher, l’intérieur du foyer de Richard Strauss, Mort et transfiguration et ses dernières heures d’un artiste à l’agonie ou encore son ultime poème symphonique dont le titre ne souffre aucune ambiguïté : Une Vie de héros, forme d’apothéose, jusqu’aux citations thématiques en pleine lumière, des ouvrages à programme précédents.
Dans son grand âge, au moment où l’Europe sombre, le compositeur presque octogénaire réserve une dernière surprise dans ses Métamorphoses pour 23 cordes solistes, immense thrène sur l’engloutissement de l’ancien monde pleurant les pierres davantage que les hommes, lors de la destruction de l’Opéra de Munich sous les bombes, le 2 octobre 1943 – « la plus grande catastrophe de ma vie », dira Strauss.
Yannick Millon