Nadia Boulanger : Les mille et une vies de Mademoiselle

Elle fut probablement la plus célèbre pédagogue du siècle dernier. Nadia Boulanger, Mademoiselle pour ses élèves, a formé, de 1904 à sa mort en 1979, des générations de compositeurs et interprètes devenus des célébrités. John Eliot Gardiner, Aaron Copland, Dinu Lipatti, Elliott Carter, Igor Markevitch, Daniel Barenboim, Philip Glass, Astor Piazzolla, Yehudi Menuhin, Quincy Jones, Lalo Schifrin ou Michel Legrand... Ils seraient environ 1 200, originaires de 35 pays, à avoir suivi ses enseignements, au Conservatoire de Paris, à l’École normale Alfred-Cortot, au Conservatoire américain de Fontainebleau, mais aussi lors des fameux cours collectifs du mercredi à son domicile, au 36 rue Ballu dans le 9e arrondissement de Paris. Il pouvait y avoir jusqu’à 50 personnes, Igor Markevitch, « dans un appartement archi bondé de photos, de souvenirs, de partitions, de meubles, d’orgues, de plusieurs pianos ».
Née en 1887, Nadia Boulanger est la fille du compositeur, chef d’orchestre et professeur de chant Ernest Boulanger et d’une de ses élèves, Raïssa Mychetski, de 40 ans sa cadette. Nadia racontait que dans le salon familial, fréquenté par Fauré, Gounod ou Saint-Saëns, trônait un piano noir qui la terrorisait. Jusqu’au jour où, à l’âge de cinq ans, intriguée par une sirène des pompiers entendue dans la rue, elle s’en approcha et essaya de reproduire les sons entendus.
Les notes avant les mots. À huit ans, la fillette déchiffre dans toutes les clefs, transpose et maîtrise les bases de l’harmonie. Entrée au Conservatoire à neuf ans, elle étudie avec Vierne, Ravel et Fauré. À dix-sept ans, ses prix de solfège, d’harmonie, d’orgue, d’accompagnement, de contrepoint et de fugue en poche, sa vie de musicienne est déjà bien remplie. Depuis la mort de son père, elle enseigne l’orgue, l’harmonie et la composition, écrit des critiques de concerts pour différentes publications afin de subvenir aux besoins de la famille. Elle compose aussi, de la musique vocale ou instrumentale. Lorsque le Prix de Rome s’ouvre aux compositrices, elle tente sa chance. Sa troisième tentative portera ses fruits : elle sera la première lauréate du Deuxième Second Grand Prix en 1908. Mais c’est Lili, sa sœur, la première compositrice à remporter le Premier Grand Prix, qui entrera dans l’histoire. Lili, de six ans sa cadette, qui mourra prématurément à l’âge de vingt-quatre ans. Et avec elle, l’envie de Nadia de composer : « Ma musique n’était pas assez mauvaise pour être drôle, ni assez bonne pour être belle. Elle était bien faite ; c’était son principal défaut. » Dès lors, sa mission sera de faire rayonner l’œuvre de sa sœur disparue.
Car Nadia est aussi interprète. Organiste réputée, excellente pianiste, elle forme un duo complice avec le compositeur et pianiste Raoul Pugno. Ils partagent la scène, composent aussi ensemble. Ses cahiers intimes rendus publics 30 ans après sa mort révéleront l’amour qui liait les deux artistes, interrompu brutalement par la mort du pianiste. C’est notamment en dirigeant ses œuvres que Nadia débute en 1912 comme chef d’orchestre : « Elle n’a jamais pris de cours de direction, raconte Jay Gottlieb, pianiste et un de ses élèves, mais elle savait parfaitement ce qu’elle voulait. » Ainsi, dans les années 1930, Nadia Boulanger est-elle la première femme à diriger les plus grandes phalanges : l’Orchestre philharmonique de Londres, l’Orchestre symphonique de Boston, l’Orchestre de Philadelphie ou l’Orchestre philharmonique de New York au Carnegie Hall.
Mademoiselle a agi dans l’ombre sur le cours de l’histoire, en sachant subtilement révéler le mystère de la musique à quiconque voulait écouter : « Ce qu’il y a de plus fascinant dans le privilège très grand d’enseigner, c’est qu’on arrive peut-être à forcer ou à amener celui qu’on enseigne, à regarder réellement ce qu’ils pense, à dire réellement ce qu’il veut et à entendre ce qu’il entend. »
Suzana Kubik