Quand Soëtens créait Prokofiev
Prokofiev m’exprima son estime en peu de mots, mais que je ressentis profonds et sincères. Son élan de vouloir « écrire quelque chose pour moi » reflétait une pensée très intentionnelle, pas une vague promesse ! J’en restais muet et stupéfait, car j’en mesurais l’importance, venant d’une signature renommée, déjà au sommet mondial des compositeurs. Mais je pensais à une pièce brève. Courant 1933, chaque fois que j’avais une occasion de le rencontrer et en dépit de mon scepticisme grandissant quant à ses propos, je ne manquais pas de lui demander avec bonhomie : « Et mon quelque chose, où en est-il – J’y pense, me répondait-il sérieusement ».
Enfin, en 1934, c’est lui qui vint à moi durant l’entracte d’un concert, et me dit qu’il avait beaucoup réfléchi, qu’il aurait voulu écrire une œuvre de forme originale, qu’il avait pensé à une sorte de sonate pour violon et orchestre mais que, finalement, ce serait… son Deuxième concerto pour violon ! Cette fois, je n’en croyais pas mes oreilles ! Un concerto, une œuvre de grande forme, en plusieurs parties, trente minutes de musique environ ! A quel titre méritais-je cet honneur, cette faveur d’être l’inspirateur et le créateur d’une telle œuvre ? Par rapport à la petite œuvre que j’espérais, c’est un peu comme si vous attendiez l’offre d’un bungalow et qu’on vous fasse don d’un château ! J’en restais confondu. Et lui s’en réjouissant, s’en amusant, il ajouta : « Et comment le voulez-vous, ce concerto ? » – ça, me dis-je c’est une plaisanterie. Je lui répondis sur le même ton : « Mais… avec de la quatrième corde et de la chanterelle… du grand violon, et que ça chante ! – C’est exactement comme ça que je pensais le faire », ajouta-t-il. Ce qui se conçoit à l’époque où il pensait déjà à Roméo et Juliette commandé par le Bolchoï, l’opus 64, terminé en 1936, tandis que le Deuxième concerto pour violon serait l’opus 63, deux œuvres sœurs, quasi jumelles, d’un style néo-classique, mélodique, tonal, vers lequel voulut s’engager Prokofiev à l’encontre du dodécaphonisme qui sévissait dans ces années 30, et sans doute aussi parce que les immenses succès de ses récentes tournées en URSS comme pianiste, chef et compositeur, l’invitaient à envisager d’y rentrer définitivement. (…)
Cantilènes grimpantes
C’est au violon seul que Prokofiev confie directement l’exposé thématique. Huit mesures débutant sur la quatrième corde, qu’il adopta pour tonalité de l’œuvre, pure mélodie, ramassée sur elle-même, un peu nostalgique par la tierce diminuée qui la parcourt et qui sera l’armature fondamentale du premier mouvement. D’autres cantilènes tendres ou chaleureuses grimperont au sommet de la chanterelle, tandis qu’une audacieuse virtuosité, notamment dans le finale et sa coda tourbillonnante, évoquera la truculence et la force rythmique du jeune Prokofiev.
(Prokofiev travailla à son concerto de janvier à mars 1935, à Paris. Il invitait Robert Soëtens chaque semaine à venir voir et essayer sur un violon la page qu’il avait terminée.)
J’ai vu chaque note, chaque mesure sortir de sa plume. Il prenait un vif intérêt à ce travail, s’amusait des difficultés et des trouvailles, consentant – difficilement – à modifier quelque chose, me demandant d’inscrire des liaisons d’archet pour le phrasé, et des doigtés évitant les ports de voix de mauvais goût. Hélas, je les entends bien peu respectés, le plus souvent !* (…)
Vers le milieu de mars 1935, Prokofiev me remit le texte complet, la partie du violon concertant, plus une réduction pour piano de l’orchestration qu’il allait réaliser en URSS où il partait début avril pour une tournée… et, cette fois-ci, pour y résider définitivement. (…) J’eus, à ce moment, quelques jours avant son départ, une conversation confidentielle avec lui : « Vous êtes grisé, lui dis-je, par les accueils dithyrambiques que vous avez reçus au cours de vos récentes tournées en URSS, mais êtes-vous sûr que cela durera, politiquement ? Ne serait-il pas prudent de continuer à résider en Occident, puisque vous êtes libre de jouer sur les deux tableaux ? »
Qui est le numéro un ?
Stravinsky a dit que Prokofiev était rentré en URSS en raison de ses difficultés matérielles à vivre en Occident. C’est vrai, en partie. Prokofiev répondit à mon inquiétude qu’il était sûr de ses libertés de sorties, qu’on lui offrait des tournées de concerts, des commandes d’œuvres, une résidence à la Maison des compositeurs, une voiture avec chauffeur à sa disposition… et qu’il était heureux de retrouver ses vieux amis, et la source inspiratrice de ses origines. « Et votre liberté d’expression ? ajoutai-je. – Je m’arrangerai. D’ailleurs, je me considère un peu comme un soldat mobilisé pour une cause. »
Au-dessus de toute politique, il acceptait l’expérience marxiste (bien que ses amis de Paris fussent des Russes blancs). Une autre raison de se fixer en URSS était que Stravinsky était considéré comme le numéro un des compositeurs aux Etats-Unis, alors que Prokofiev ne pouvait l’être qu’en URSS !
(La création du concerto eut lieu à Madrid, le 1er décembre 1935, avec l’Orchestre de Madrid sous la direction d’Enrique Arbos.)
* L’édition russe originale (aujourd’hui reprise par Boosey & Hawkes) respecte ces indications.
Entretien réalisé par Jacqueline Morand-Deviller, publié dans Mélomane n° 68, p. 6.
Le concert du 5 février sera diffusé en direct sur France Musique.