Schubert, la symphonie, l’inachèvement
ON POUVAIT LIRE il y a quelque temps, à l’entrée « Symphonie » d’une encyclopédie pourtant bien informée : « Les successeurs de Beethoven, ne pouvant faire mieux, cherchent à faire autrement ». Beethoven, horizon indépassable de la symphonie ?
Paradoxe, peut-être, qu’une telle interrogation, mais que Paul-Gilbert Langevin n’hésite pas à soutenir lorsqu’il affirme : « A l’âge où Schubert écrit le prodigieux monument qu’est la Grande Symphonie en ut, qui est déjà sa neuvième (...), Beethoven, lui, en était encore à peiner sur sa première symphonie !!! En d’autres termes (et si l’on ajoute que Beethoven était allemand et non autrichien), le troisième grand symphoniste de la première École viennoise n’est pas Beethoven mais bien Schubert ». (1)
Ici, une brève mise au point chronologique s’impose, qui permettra d’éclairer la succession, passablement controversée, des symphonies écrites, en totalité ou partiellement, par Schubert. Même s’il est convenu d’attribuer le numéro 9 à la Grande Symphonie en ut majeur, la dernière achevée par le compositeur, on sait aujourd’hui que Schubert n’entreprit pas moins d’une quinzaine de symphonies, dont huit seulement furent menées à terme. On peut considérer que la Symphonie en si mineur dite « Inachevée », telle qu’on la joue habituellement (et malgré son titre !), fait partie de celles-ci, ses deux mouvements ayant leur cohérence propre.
Au début, tout va de soi
Aucun problème particulier de numérotation ne se pose concernant les six premières symphonies achevées, même si une symphonie en ré majeur inédite précède ce premier ensemble. Pour citer encore Paul-Gilbert Langevin, « les six premières symphonies de Schubert, bien davantage qu’avec Beethoven, appellent la comparaison avec les essais de l’autre enfant prodige du Romantisme, avec les douze symphonies de jeunesse de Mendelssohn ». Avec la symphonie suivante, en revanche, que précèdent les esquisses de deux symphonies inabouties, les choses se compliquent : la partition de la Septième, en mi majeur (1821), quoique très avancée, ne comporte toutefois que cent dix mesures entièrement orchestrées ; elle fut offerte à Mendelssohn, au moment de la mort de Schubert, par son frère Ferdinand, et fit l’objet de diverses tentatives d’achèvement, l’une des plus récentes étant due à Brian Newbould.
La célèbre Symphonie inachevée, huitième de la chronologie traditionnelle, date de l’année suivante et ne comporte que deux mouvements, ainsi que l’esquisse d’un scherzo (achevé par Schubert dans une version pour piano). Elle aussi a fait l’objet de nombreuses hypothèses et de plusieurs tentatives d’achèvement, aucune n’ayant réussi à s’imposer. La plus sérieuse peut-être reste celle de Newbould, qui acheva et orchestra le scherzo à peine esquissé, et propose de jouer, en guise de finale, l’Entr’acte en si mineur (tonalité de la symphonie) de Rosamunde.
Une partition mystérieuse
On a longtemps pensé que Schubert avait ensuite entrepris la composition d’une mystérieuse symphonie dite « de Gmunden-Gastein », par la suite perdue, à laquelle aurait succédé enfin, en 1828, la Grande Symphonie en ut. Or, les recherches les plus récentes tendraient à prouver que la Gmunden-Gastein et la Grande ne font qu’une. Enfin, il semble que Schubert ait nourri encore un certain nombre de projets pour l’orchestre, notamment une Dixième que la mort seule laissa inachevée. Brian Newbould, à nouveau, a tenté d’en réaliser une version « intégrale ».
Précisons que la Grande Symphonie fut pendant un siècle la Septième de Schubert parce qu’elle est la dernière achevée de la série, mais aujourd’hui certains auteurs, s’en tenant à la stricte chronologie des symphonies constituées de mouvements entièrement composés, attribuent le numéro 7 à la Symphonie inachevée, et le numéro 8 à la Grande.
L’« Inachevée », donc
L’histoire de la Symphonie inachevée est célèbre : reçu membre de la Société musicale de Styrie, Schubert promet d’envoyer à Joseph Hüttenbrenner, qui lui a remis son diplôme, une symphonie... mais ne lui fait parvenir que deux mouvements (datés du 30 octobre 1822), lesquels sont conservés dans les papiers de la Société, et révélés seulement en 1860 au chef Johann Herbeck, qui en assure la création cinq ans plus tard. Edouard Hanslick raconte l’émotion éprouvée ce jour-là devant une partition fragmentaire mais d’une douloureuse cohérence, dont l’orchestration (Schubert utilise trois trombones) annonce une ère nouvelle : « Lorsque, après les quelques mesures d’introduction, la clarinette et le hautbois entonnent à l’unisson leur chant suave par-dessus le calme murmure des violons, un enfant reconnaîtrait l’auteur, et une exclamation à demi étouffée court, comme chuchotée à travers la salle : Schubert ! Il vient à peine d’entrer, mais il semble qu’on le reconnaisse à son pas, à sa façon de pousser le loquet de la porte ».
Marcel Schneider commente à son tour : « Les deux mouvements diffèrent peu l’un de l’autre : l’Allegro moderato initial, par son contenu lyrique comme par son développement, ressemble à l’andante qui suit. De même les instruments sont-ils utilisés de façon similaire : il ne s’agit pas de surprendre, d’éblouir, mais de captiver et de retenir dans le cercle magique. Le poème se déroule, tantôt serein, tantôt angoissé, mais toujours pareil à lui-même avec de subtils enchaînements et de surprenantes modulations (...) qui sont moins des procédés pour varier l’expression et renouveler l’intérêt que des équivalents sonores du flux et du reflux de nos émotions ».
L’inachèvement n’est-il pas le signe d’un désir fou d’infini ?
Christian Wasselin
(1) In « Schubert et la symphonie », numéro spécial de la Revue musicale (1981).
Le concert du 27 septembre sera diffusé ultérieurement sur France Musique.