Sur quel clavier jouer Bach ?

Marieke Spanns, comment le pianoforte a-t-il peu à peu supplanté le clavecin à la fin du XVIIIe siècle ?
Au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle, plusieurs instruments à touches existent parallèlement. Il y a toujours le clavicorde, petit instrument au son très doux, très fin, avec des cordes touchées par une petite pièce appelée tangente et non pas par un marteau. C’est l’instrument des familles, idéal pour affiner le toucher des doigts et ne pas déranger les voisins ! Dans les cours aristocratiques, on utilise le clavecin, instrument à cordes pincées, qui produit un son plus volumineux. Or, la bourgeoisie est à cette époque sur le point de prendre l’ascendant. Elle découvre le pianoforte, nouvel instrument qui combine la forme du clavecin et la technique du clavicorde, avec non plus des tangentes mais des marteaux, qui peuvent bouger plus librement. Dans toute l’Europe, la bourgeoisie va promouvoir ces nouveaux instruments à marteau.
Quel est alors l’état d’esprit des compositeurs ?
Les compositeurs de cette époque, qui sont aussi interprètes, ne sont pas spécialisés ; ils jouent aussi bien du clavecin que de l’orgue selon les circonstances. Mozart doit attendre 1784 pour avoir son premier pianoforte alors qu’il a déjà composé neuf concertos pour clavier, c’est-à-dire pour clavecin. Beethoven, lui, a été organiste à Bonn mais aussi claveciniste dans l’orchestre de l’archevêque ; à Vienne, en toute logique, il deviendra fortepianiste. Dans cette ville, la famille impériale a compris qu’il est important de suivre le développement de la société. Elle s’est mise à acheter des pianofortes dès la fin des années 1780, alors que la famille royale, à Versailles, entend préserver la tradition aristocratique du clavecin. En France, c’est avec la Révolution que le clavecin va connaître son déclin, pour des raisons autant sociales que musicales. Si l’on voit imprimé, sur les premières partitions de Beethoven, « per il Clavicembalo o Forte-Piano » (« pour le clavecin ou le pianoforte »), c’est qu’à cette époque beaucoup de musiciens amateurs ou professionnels utilisent encore le clavecin : l’éditeur exprime là un souci commercial. À partir de la Sonate « Pathétique », il y aura une inversion des facteurs. On précisera : « per il Forte-Piano o Clavicembalo », « pour le pianoforte ou le clavecin », mais toujours en italien, car à cette époque le mot Clavier, avec un « c », est utilisé dans les pays de langue germanique pour désigner l’ensemble des instruments à touches. Aujourd’hui, le mot Klavier, avec un « k », désigne tous les instruments de la famille du piano.
Quel est la place du Hammerklavier dans cette histoire ?
Les Allemands parlaient parfois de Flügel, mot qui signifie « aile », pour désigner les clavecins ayant cette forme, le mot Cembalo étant utilisé pour désigner les autres clavecins. Ils se sont mis à parler de Hammerflügel pour désigner le pianoforte, Hammer signifiant « marteau ». Le mot Hammerklavier, c’est-à-dire « clavier à marteaux », désigne le même instrument, mais s’attache à son mécanisme et non pas à sa forme. La célèbre Sonate « Hammerklavier » de Beethoven n’est donc pas destinée à un instrument différent. Mais comme le compositeur l’a dédiée à l’archiduc Rodolphe, elle donne l’occasion d’utiliser pour la première fois un terme allemand sur la page de titre. C’est l’époque où se développe le nationalisme, ce qui n’empêche pas l’éditeur Artaria d’utiliser le mot pianoforte sur la page de la première édition française, publiée simultanément à la première édition allemande.
Pourrait-on imaginer de jouer au clavecin la Sonate « Hammerklavier » ?
C’est déjà très difficile au pianoforte ! Mais au clavecin, ce serait inimaginable car Beethoven utilise la pédale pour ses octaves parallèles, et de toute manière la partition dépasse l’ambitus de cinq octaves qui est celui du clavecin. À moins d’avoir un clavecin à deux claviers. Songez que de 1790 à 1830, grosso modo, on est passé de cinq à huit octaves, avec au départ un poids de 8 grammes par touche pour arriver à 60 grammes, toujours par touche ! Il importe vraiment de bien choisir l’instrument. Il arrive aujourd’hui que l’on joue La Création de Haydn avec un pianoforte, mais ce choix n’a pas de sens si l’on veut respecter la tradition de l’époque, car le clavecin, instrument très brillant, aidait les musiciens de l’orchestre à jouer ensemble et assurait à ce dernier une base rythmique. Le pianoforte est un instrument soliste ou chambriste, mais il ne peut pas avoir la fonction rythmique du clavecin. Songez que l’Orchestre du Gewandhaus de Leipzig, en 1805, a fait l’achat d’un nouveau clavecin, alors que la mode était passée : au sein de l’orchestre, l’instrument avait toujours sa place.
Au fait, quelle différence y a-t-il entre un clavecin, une épinette et un virginal ?
Le virginal et l’épinette sont des variations du clavecin, de plus petite taille, de prix moins élevé, mais avec la même technique et la même mécanique. C’est la position des cordes par rapport au clavier qui diffère. Elles font un angle de 45° à l’épinette, un angle de 90° au virginal, alors qu’elles sont directement reliées au clavier dans le cas du clavecin.
Quels facteurs de piano Beethoven a-t-il fréquentés ?
Il était en contact avec Walter et Conrad Graf, les facteurs de Vienne, et avec Nanette Streicher, la fille du facteur Stein, qui s’était mariée avec le virtuose Streicher. Il a reçu en cadeau un magnifique instrument de Broadwood. En France, un facteur comme Érard travaillait d’une manière plus proche d’un Anglais comme Broadwood que des Viennois. Il y avait de grandes discussions entre Beethoven et Walter : Walter a un jour ajouté un modérateur aux instruments qu’il fabriquait, c’est-à-dire une pièce qui réduit le son. Mais il n’a jamais voulu utiliser l’unacorda, mécanisme qui permet de produire un son léger en faisant marteler une seule corde et non plus deux ou trois simultanément, alors que Beethoven le souhaitait.
Que s’est-il passé après la mort de Beethoven ? Qu’a apporté à la facture du piano un musicien comme Liszt ?
Au XIXe siècle, tout change : la bourgeoisie l’a emporté, le public des concerts est de plus en plus important, les salles et les orchestres sont eux-mêmes de plus en plus vastes, les instruments sonnent de plus en plus fort, etc. Beethoven est par ailleurs l’un des premiers compositeurs à n’être plus attaché à une cour ; il est soutenu par des mécènes mais il est persuadé de son génie et revendique son autonomie. Liszt ira plus loin encore en inventant
le statut de vedette ! Quant au piano, il a cessé d’évoluer au XXe siècle.
Propos recueillis par Christian Wasselin