Synesthésie m’était contée

...si l’on en croit les Correspondances baudelairiennes, comparaisons et métaphores excitent les sens, l’oxymore cèle d’improbables mariages, et tandis que les « parfums frais » deviennent « doux comme les hautbois », les lointains échos se confondent en une profonde unité. Une unité qui a bien sûr gagné les musiciens du poète : Debussy, Fauré et Duparc, Chausson et Chabrier, le Belge Joseph Jongen, sans oublier Dutilleux dont les Correspondances sont tout aussi colorées quoique essentiellement littéraires, et dont Tout un monde lointain, concerto pour violoncelle que nous découvrirons au deuxième trimestre, puise son titre dans un vers de La Chevelure des Fleurs du mal. Le concert invite à une grande fête sensorielle, et lorsque Scriabine entre en scène, la célébration se clôt dans l’extase.
Sans doute influencé par Tatiana de Schloezer et lecteur de la Clef de la théosophie d’Helena Petrovna Blavatsky, le compositeur russe Alexandre Scriabine (1871-1915) a aspiré au rassemblement de l’humanité tout entière. Il prônait le mystère, la disparition de l’humanité « dans un acte extatique ». Comme Wagner, il souhaitait un art total et toujours plus absolu. Parce que toutes les choses étaient liées entre elles, et parce que la perception des réalités cachées imposait une participation simultanée de tous les sens, il a conçu un clavier de lumières pour son Poème du feu, émis la possibilité d’un orgue à parfums pour son Misterium demeuré inachevé. Ses notes se sont teintes de rouge pour ut, orange pour sol, jaune pour ré, avec un éclat d’acier pour ré dièse : partout ce n’était plus que musique et peinture, musique colorée, couleur sonore. Le spectacle s’adressant aux yeux et aux oreilles, le feu était le symbole de la lumière. Mais Scriabine a aussi proclamé l’« unité multiple » dans son Poème de l’extase, l’épanouissement du désir dans une magnifique expérience onirique et érotique. « Je veux donner (au monde) la volupté », s’exclamait le compositeur. « L’univers est mon jeu, le jeu des rayons de mon rêve. » Les couleurs de ce monument symphonique étaient divines, au nombre de quatre, différentes de celles qui se mêlaient sur la palette du peintre. Elle se nommaient délice, langueur, ivresse et volupté, et participaient à l’excitation des sens, dans une succession d’états émotionnels que précisent les indications jalonnant la partition : « languido », « soavamente », « avec délice », « très parfumé », « avec une ivresse toujours croissante », « presque en délire », jusqu’à mention d’une « volupté de plus en plus extatique ».
Sons et couleurs n’ont toutefois pas attendu Scriabine pour danser de concert. En 1725 déjà, dans les pages du Mercure de France, le père Castel imaginait un clavecin oculaire. S’inspirant de l’occulte Musurgia Universalis d’Athanasius Kircher, il établissait alors des analogies entre les « trémoussements » des corps sonores et lumineux, croyait en l’affection des sons et des lumières, puis, après avoir tendu de nouvelles et improbables passerelles entre les tons et les couleurs, élargissait sa pensée aux domaines du toucher, du goût et de l’odorat. De même un siècle plus tard avec la poésie romantique ; Théophile Gautier a deviné le bruit des couleurs sous l’effet du haschisch, puis Rimbaud a cherché une langue qui réunisse « parfums, sons et couleurs », se souvenant probablement de son ancien professeur de piano Ernest Cabaner, habitué à colorier les notes et leur associant le son des voyelles.
Heureusement, certains n’ont pas eu besoin de drogue pour voir, comme Gautier, des sons verts, rouges, bleus, jaunes, leur arriver « par ondes parfaitement distinctes ». Difficile d’expliquer le processus de la synesthésie, mais un dérèglement neuronal et une hyperactivité du cerveau pourraient être la cause de cette expérience. Des concordances verbales voire graphiques, reposant sur le dessin des lettres plutôt que sur le son des mots, pourraient faire du discours l’origine de ces liens sensoriels. Les détails de la synesthésie sont donc difficiles à partager, et peu sûr que les auditeurs de Messiaen soient tous d’accords sur les différentes nuances de ses tableaux sonores. Messiaen était un admirateur du musicaliste Charles Blanc-Gatti, peintre des sons et du Boléro de Ravel ; lui avait pour toile des pages blanches traversées de portées, et dans ses Offrandes oubliées jouait des harmonies comme le peintre des pigments, parant la Croix de « longs gémissements gris et mauves », l’Eucharistie de rouges, ors et bleus « comme un lointain vitrail ».
Au premier semestre, l’Auditorium de Radio France se métamorphosera en un gigantesque kaléidoscope pour révéler tout le spectre musical des couleurs.
François-Gildas Tual