Un enfant et des bergers

Mercredi 9 décembre 2020
Un enfant et des bergers | Maison de la Radio et de la Musique
Le 21 décembre, le Chœur de Radio France nous offre un concert de Noël à l’affiche duquel sont inscrits deux extraits de L’Enfance du Christ de Berlioz. Qui avec cet oratorio se penche sur sa propre enfance.
 

Pour apprécier L’Enfance du Christ, il faut avoir présente à l’esprit une phrase écrite par Berlioz dans le Post-scriptum de ses Mémoires : « J’eusse écrit L’Enfance du Christ de la même façon il y a vingt ans. » Cette confidence date de 1856. « Il y a vingt ans », c’est l’époque de la composition de l’opéra Benvenuto Cellini et du Requiem. À première vue, à première ouïe plutôt, et si l’on n’est pas très attentif, rien n’est plus différent de L’Enfance du Christ que Benvenuto ou le Requiem. Pourtant, Berlioz n’exagère en rien : vingt ans plus tôt, il aurait écrit sur un même sujet la même musique, tout simplement parce que les enjeux dramatiques et musicaux de L’Enfance du Christ l’auraient exigé tout autant, et parce que le sujet appartenait déjà au plus intime de sa sensibilité.
 
Revenons cette fois quarante ans en arrière. Dans le couvent des Ursulines où sa sœur Nanci est pensionnaire, un Berlioz de douze ans à peine fête sa première communion. C’est là, en entendant chanter un chœur de jeunes filles, qu’il éprouve sa première impression musicale, comme il l’évoque dans le chapitre inaugural de ses Mémoires : une impression à ce point passionnée qu’elle confine à l’extase. Le jeune Hector est alors tiraillé entre la foi quelquefois exaltée de sa mère et le scepticisme quasi voltairien de son père. Mais il est troublé par les processions religieuses, par les cortèges de paysans au moment des moissons, par toutes les manifestations rituelles qui balisent la vie dans ce Dauphiné où il est né, où il grandit, où il prend conscience de la dimension sonore d’un paysage. Le souvenir aidant, il y aura toujours au moins une page de musique sacrée dans chacune de ses grandes partitions.
 
Puissance motrice
 
Quand il décide d’embrasser la musique, au début des années 1820, Berlioz n’a pas encore découvert Beethoven et ne songe pas à écrire de symphonie. Il écrit à son oncle : « Ce sur quoi je compte principalement, c’est une certaine puissance motrice que je sens en moi, un feu, une ardeur que je ne saurais définir, qui se dirige principalement vers un seul point : la grande musique, dramatique ou religieuse. » Voilà qui tombe très bien : car si la Révolution et l’Empire ont malmené la religion, la Restauration, elle, va protéger et encourager la musique religieuse. Berlioz vient d’ailleurs d’achever une Messe solennelle, créée en 1825 en l’église Saint-Roch à Paris, reprise deux ans plus tard à Saint-Eustache. On connaît le destin singulier de cette partition, que Berlioz affirme avoir détruite, mais dont une copie a été miraculeusement retrouvée en 1991 dans une église d’Anvers. Or, dans l’« Incarnatus » on ne peut plus pastoral de cette Messe miraculée, avec ses instruments agrestes et ses deux voix de soprano et de baryton, on se trouve déjà dans l’atmosphère de la scène de la crèche de L’Enfance du Christ. Et ce, tout simplement, parce que le texte de cette partie de la messe s’y prête idéalement.
 
On pourrait citer aussi, dans la même veine, une petite pièce méconnue, le Quartetto e coro dei maggi, composé par Berlioz en Italie vers 1832 (et qui reprend sans doute un Chœur des mages de 1828, aujourd’hui perdu), se situe tout à fait dans l’ambiance d’un noël archaïque.
 
L’imprévu cependant, c’est que va naître chez Berlioz le désir de composer une œuvre puisant tout entière dans cette inspiration. Ce sera L’Enfance du Christ, fruit d’une élaboration buissonnière et concentrique, on va le voir, comme si Berlioz s’était peu à peu laissé convaincre par ses voix intérieures qu’il fallait donne la vie à une partition qu’il n’attendait pas vraiment.
 
Nostalgie et parodie
 
Que s’est-il passé pour que prenne forme ce désir ? Une série de péripéties cruelles qui marquent, au détour des années 1846-1848, un moment douloureux dans la vie de Berlioz : l’échec public de La Damnation de Faust à l’Opéra-Comique ; un voyage en Russie à l’issue duquel le musicien revoit Hamlet, vingt ans après l’éblouissement qu’il a vécu à l’Odéon ; la faillite de l’imprésario qui devait lui permettre de trouver à Londres une position stable de chef d’orchestre ; la révolution de 1848, dont il apprend le déclenchement alors qu’il se trouve encore en Angleterre ; la mort de son père, puis celle de Nanci ; et bien sûr le délabrement continu de son mariage avec Harriet Smithson. La seule utopie qui lui reste est celle de la nostalgie. À Londres, il s’est d’ailleurs lancé dans la rédaction de ses Mémoires ; et il essaye de trouver une consolation dans la musique sacrée en commençant un Te Deum, lequel répond non pas à une commande officielle mais à une nécessité intime. Mais cette vaste fresque ne comble pas sa mélancolie, et c’est d’une plaisanterie musicale que naîtra la première cellule d’un ouvrage d’une tout autre facture, qui deviendra L’Enfance du Christ.
 
L’anecdote est célèbre : au cours d’une réception donnée à Paris, un soir de 1850, Berlioz s’ennuie. Tout le monde joue aux cartes, sauf lui. Il s’empare d’une feuille de papier, griffonne un morceau de musique, puis se tourne vers son ami Joseph-Louis Duc (l’architecte de la colonne de la Bastille) et lui dit : « Maintenant, je vais mettre ton nom là-dessous, je veux te compromettre. » Ainsi naît l’Adieu des bergers à la sainte famille, d’abord simplement intitulé Pastorale pour le chant, page attribuée par Berlioz à un certain Pierre Ducré (c’est-à-dire Duc augmenté de la note ), maître de musique à la Sainte-Chapelle de Paris en 1679 : savoureux pastiche de musique baroque ! Le morceau est joué le 12 novembre 1850, salle Sainte-Cécile, et on s’écrit volontiers : « Ah, ce n’est pas Berlioz qui écrirait une chose pareille ! » Le compositeur alors s’enhardit et ajoute deux pages (une ouverture instrumentale et un « Repos de la sainte famille » pour ténor et orchestre) qui viennent encadrer le petit chœur initial : La Fuite en Égypte, « mystère en style ancien » et en trois parties, est née. Elle sera créée le 1er décembre 1853 au Gewandhaus de Leipzig, et Brahms sera ce soir-là l’un des auditeurs les plus enthousiastes.
 
Le mauvais père
 
Berlioz décide d’aller plus loin. Il élargit ce modeste triptyque en lui adjoignant une vaste conclusion qui, Joseph, Marie et Jésus ayant fui au désert, raconte la manière dont ils sont secourus par une famille ismaélite ; ce sera L’Arrivée à Saïs. Enfin, il ajoute, cette fois avant La Fuite en Égypte, une première partie plus dramatique, narrant l’épisode qui voit le roi Hérode décider le massacre des Innocents : ce sera Le Songe d’Hérode, inspiré de l’Évangile selon saint Matthieu. Un mauvais père (mi Boris, mi Macbeth) puis, à la fin, un bon père (ainsi que le fut le docteur Louis Berlioz, père du musicien) assurent l’équilibre de l’œuvre.
 
Les paroles des trois volets sont signées Berlioz lui-même, comme il l’a fait en partie pour La Damnation de Faust, comme il le fera pour Les Troyens et pour Béatrice et Bénédict. Berlioz se sent assez sûr de lui pour être son propre librettiste et utilise ici un style volontiers touchant et archaïsant, exigé à la fois par la supercherie initiale (il fallait faire un texte imitant les noëls d’autrefois) et par son état d’esprit à cette époque. L’emploi du mot « oncques » (c’est-à-dire « jamais »), par exemple, dans la deuxième partie, montre qu’il choisit d’aborder le sujet « à la manière des vieux missels enluminés ». Candeur qui ne l’empêche pas de s’insurger dans ses Mémoires, à la même époque : « Dieu est stupide et atroce dans son indifférence infinie. »
 
Telle quelle, la nouvelle « trilogie sacrée », intitulée L’Enfance du Christ, est créée le 10 décembre 1854, salle Herz, à Paris : Berlioz, malgré la promesse qu’il s’était faite, après l’échec de la Damnation, n’a pas résisté au désir d’offrir une de ses œuvres nouvelles au public parisien, qui cette fois l’applaudit avec chaleur. Cette bienveillance inattendue lui redonne confiance, mais dans l’accueil réservé à sa partition Berlioz verrait presque une insulte faite à ses devancières qui connurent une moins bonne fortune à Paris, notamment La Damnation de Faust et Benvenuto Cellini. Ce succès lui donnera cependant la force d’entreprendre Les Troyens.
 
Le serpent du cauchemar
 
Une autre ambiguïté, croit-on, tiendrait au style même de l’ouvrage. Mais Berlioz insiste : « Plusieurs personnes ont cru voir dans cette partition un changement complet de mon style et de ma manière. Rien n’est moins fondé que cette opinion. » Certes, l’orchestre utilisé ici par Berlioz, hormis l’épisode où Hérode ordonne le massacre des Innocents, est inhabituellement peu fourni, les cordes et les cors dialoguant seuls, la plupart du temps, avec le groupe des bois.
 
À y regarder de plus près cependant, L’Enfance du Christ est typique de son auteur. La sinuosité des phrases mélodiques, si l’on pense à la marche nocturne dans les rues de Jérusalem, d’une souplesse fort peu militaire, est du Berlioz de toujours. Les rythmes irréguliers et capricieux (ceux qui accompagnent les évolutions des devins, que l’on croirait entendre tourner sur eux-mêmes tels des derviches), les effets de lointain et d’espace (les chœurs d’anges tombés du ciel), sont typiques du musicien. Il suffit que Berlioz fasse entendre un instrument pour que tout à coup la scène prenne vie devant nous : quand Hérode fait le récit de ses cauchemars, une clarinette aussi insinuante qu’un serpent vient à la fois accompagner ses paroles et leur donner une moiteur on ne peut plus malsaine. Le cor anglais dans l’Ouverture de La Fuite en Égypte, bien sûr la harpe et les deux flûtes, dans le trio de la troisième partie, apportent une variété d’éclairages qui nous enchante. Sans oublier l’orgue-mélodium du facteur Alexandre, à la fin de la première partie, qui apporte sa couleur à la fois dépaysante et familière. Dans l’Enfance du Christ, Berlioz a choisi d’évoquer l’Orient comme il a pu le faire, par exemple, et peut-être de manière plus abstraite, dans l’Offertoire de son Requiem. Mais les mirages de son Orient sont ici colorés d’une dilection particulière. Et le chœur final est d’une élévation qui fait s’évanouir la musique dans un perdendo ineffable. « Il y a dans votre œuvre des flots de tendresse divine », lui écrit Gounod, qui affirme retrouver là « ce que le bienheureux Angelico a rêvé et dessiné de plus saint et de plus céleste ».
 
Berlioz appelait L’Enfance du Christ « ma petite sainteté ». Il la baigne tout entière d’une saveur modale, mode, écrit-il, « qui ressemble au plain-chant, et que les savants vous diront être un dérivé de quelque mode phrygien ou dorien ou lydien de l’ancienne Grèce », lequel rappelle le caractère « des vieilles complaintes populaires ». Il ne peut toutefois s’empêcher, même avec cet oratorio d’apparence naïve, d’être un compositeur dramatique. L’air d’Hérode, dans la première partie, mais aussi le début de L’Arrivée à Saïs avec ses altos douloureux, notés espressivo, sont d’un compositeur d’opéra. Et les didascalies que comporte la partition, l’enchaînement des différentes scènes, rappellent la Damnation. On est dans le drame et dans la musique sacrée, les deux genres que Berlioz entendait pratiquer au début de sa carrière. Chacune des parties s’achève d’ailleurs par un mot de la liturgie (« Hosannah », « Alleluia », « Amen ») qui lui donne son poids de sacré. Preuve que Berlioz, qu’il traite un mythe ou la jeunesse de l’enfant Jésus, pratiquait un seul culte : celui de la fidélité à soi-même.
 
Christian Wasselin
 

Ecouter L'Enfance du Christ

Concert de Noël - Concert sans public

Concert de Noël - Concert sans public | Maison de la Radio et de la Musique
Musique chorale

Chœur de Radio France

Martina Batič direction
Nicolas Bucher orgue
Concert sans public diffusé sur France Musique. Une promenade de Noël avec le Chœur de Radio France
Lundi21décembre202020h00 Maison de la Radio et de la Musique - Auditorium

INSCRIPTION AUX NEWSLETTERSX

Chaque mois, recevez toute l’actualité culturelle de Radio France : concerts et spectacles, avant-premières, lives antennes, émissions, activités jeune public, bons plans...
Sélectionnez la ou les newsletters qui vous ressemblent ! 

Séléctionnez vos newsletters

(*) Informations indispensables

Les données recueillies par RF sont destinées à l’envoi par courrier électronique de contenus et d’informations relatifs aux programmes, évènements et actualités de RF et de ses chaînes selon les choix d’abonnements que vous avez effectués. Conformément à la loi Informatique et libertés n°78-17 du 6 janvier 1978 modifiée, ainsi qu’au règlement européen n°2016-679 relatif à la protection des données personnelles vous disposez d’un droit d’accès, de rectification, d’effacement, d’opposition et de portabilité sur les données vous concernant ainsi qu’un droit de limitation du traitement. Pour exercer vos droits, veuillez adresser un courrier à l’adresse suivante : Radio France, Délégué à la protection des données personnelles, 116 avenue du président Kennedy, 75220 Paris Cedex 16 ou un courriel à l’adresse suivante : dpdp@radiofrance.com, en précisant l’objet de votre demande et en y joignant une copie de votre pièce d’identité.

Conformément aux dispositions susvisées, vous pouvez également définir des directives relatives à la conservation, à l'effacement et à la communication des données vous concernant après votre décès. Pour cela, vous devez enregistrer lesdites directives auprès de Radio France. A ce titre, vous pouvez choisir une personne chargée de l’exécution de ces directives ou, à défaut, il s’agira de vos ayants droits. Ces directives sont modifiables à tout moment.

Pour en savoir plus, vous pouvez consulter vos droits sur le site de la CNIL