Un Octuor signé Schubert

Six mouvements, près d’une heure de musique : l’Octuor de Schubert a quelque chose d’imposant. Deux ans après la Symphonie inachevée, Schubert a conscience qu’il lui faut aller plus loin sur le chemin de la grande forme. Il écrit alors à son ami le peintre Leopold Kupelwieser : « En matière de lieder je n’ai pas fait grand’chose de nouveau, en revanche je me suis essayé à plusieurs œuvres instrumentales car j’ai composé deux quatuors et un octuor, et j’envisage d’écrire un autre quatuor. Je veux d’ailleurs me frayer ainsi la voie vers la grande symphonie. » Et ce sera précisément la Grande Symphonie en ut, laquelle porte habituellement le numéro 9 dans le catalogue de Schubert (qui a entrepris, on le sait aujourd’hui, une quinzaine de symphonies dont plus du tiers est resté inachevé), et qui portera à son apogée le culte de la forme que Franz le timide, le myope, portait en lui comme un nécessaire dépassement – de soi ? de Beethoven ? Comme le rappelle Paul-Gilbert Langevin, « à l’âge où Schubert écrit le prodigieux monument qu’est la Grande Symphonie en ut, qui est déjà sa neuvième (...), Beethoven, lui, en était encore à peiner sur sa première symphonie !!! En d’autres termes (et si l’on ajoute que Beethoven était allemand et non autrichien), le troisième grand symphoniste de la première École viennoise n’est pas Beethoven mais bien Schubert.* »
Comme d’autres partitions de Schubert, l’Octuor fut d’abord créé à titre privé, au printemps 1824, dans la demeure de son commanditaire, le comte Ferdinand Troyer, intendant de l’archiduc Rodolphe et lui-même excellent clarinettiste. La création publique n’eut lieu que le 16 avril 1827, mais dans les deux cas Ignaz Schuppanzigh (par ailleurs fondateur du quatuor du même nom, qui créa nombre de partitions de musique de chambre de Beethoven), se chargea de la partie de premier violon. La publication, quant à elle, n’interviendra qu’en 1853 (fragmentairement) et en 1875 (version intégrale).
Dans le sillage du Septuor de Beethoven
L’Octuor fait preuve d’une vigueur et d’une originalité de ton qui prouvent la manière dont Schubert s’est affranchi de tous les modèles, mais on ne peut malgré tout éviter d’y voir et d’y entendre une espèce d’hommage à une partition d’un quart de siècle antérieure : le Septuor en mi bémol majeur op. 20 de Beethoven, lui-même héritier de toute une tradition du divertissement (certes distingué !) que la forme de la sérénade avait illustrée au cours du XVIIIe siècle. Mais nous sommes là, avec Schubert, en compagnie non plus d’un quatuor mais d’un quintette à cordes (c’est-à-dire d’un orchestre en miniature) étoffé de trois instruments à vent : il n’est plus question uniquement de galanterie, il s’agit de voir haut et grand, d’imaginer deux vastes Allegros, comme deux piliers, précédés chacun d’une introduction lente, et de composer entre ce mouvement d’ouverture et ce mouvement conclusif, un grand Adagio, un thème suivi de sept variations, et deux mouvements au caractère d’intermezzo. De fait, si l’Octuor de Schubert reprend les six mouvements du Septuor de Beethoven, il va encore plus loin sur le plan de la virtuosité, de l’intensité expressive et de l’ampleur. Comme un enfant émerveillé de franchir une barrière sans s’en rendre compte.
Schubert, le doux Franz, a conçu avec son Octuor un monument paisible, suffisamment puissant toutefois pour s’imposer et pour dégager la voie à une symphonie comme jamais il n’en avait imaginé. Il y a des études à un chef d’œuvre futur qui valent pour elles-mêmes le détour.
Christian Wasselin
* In « Schubert et la symphonie », numéro spécial de la Revue musicale (1981).