« Un voyage en soi-même »

Vanessa Wagner, quand avez-vous abordé pour la première fois les Études pour piano de Pascal Dusapin ?
C’était en 2000, au festival Musica, quand j’ai créé l’Étude n° 3. Alain Planès et Mikhaïl Rudy avaient créé les deux précédentes. Puis j’ai créé à Orléans la Septième, qui m’a été dédiée comme l’a été la Troisième, et je me suis mis à jouer l’intégrale quand l’ensemble des Études a été achevé*.
Pascal Dusapin a composé sept études : s’agit-il d’un cycle ?
Oui, même si chacune est indépendante des autres, et même si la manière de composer de Pascal est différente d’une Étude à l’autre. Le cycle forme un parcours dans la mélancolie la plus extrême, un voyage que je ne qualifierai pas de spirituel, mais plutôt un cheminement au fond de soi, même dans la violence des Études n° 2 et n° 6, et surtout n° 4, qui constitue le climax du cycle.
Pour autant, contrairement aux Études de Chopin, celles de Dusapin n’ont pas été immédiatement conçues dans le cadre d’un ou de plusieurs cycles ; chacune a été créée isolément comme une page en soi…
Ces Études sont aussi le fruit d’une histoire affective. Il faut rappeler le rapport douloureux que Pascal a longtemps entretenu avec le piano, dû au fait qu’il n’a pas reçu une formation académique au sens strict du terme, et qu’il a au départ choisi l’orgue. Ce rapport s’est détendu au fil de ses rencontres avec les pianistes qui ont créé ses différentes Études. Pour lui, le piano est un vecteur, il a écrit pour l’instrument tout en s’en affranchissant. C’est pourquoi, en réalité, les études dont nous parlons ne sont pas des études pour piano, ni des études de virtuosité, mais des études de composition. L’interprète, lui, doit oublier qu’il est pianiste quand il joue cette musique et se rappeler la manière dont Pascal écrit pour les cordes ou pour la voix ; car cette musique est avant tout vocale, elle s’appuie sur des notes tenues assez longues, des rythmes proches de l’improvisation mais extrêmement rigoureux.
Peut-on alors lui appliquer des indications telles que legato ou cantabile ?
C’est dans ce qu’il y a entre les notes que se trouve le chant, l’intensité secrète, la vie immatérielle de ces Études. Et c’est en cela qu’une complicité musicale s’est jouée entre Pascal et moi. Je n’ai pas peur d’aller chercher ce qui se trouve au fond de ses Études.
Faut-il toutefois les jouer dans l’ordre de leur composition, ou peut-on bouleverser cet ordre ?
On peut le bouleverser quand on n’interprète pas le cycle entier. Par exemple, il m’arrive de ne retenir que les Études n° 2 et 3, et dans ce cas-là je joue la Troisième avant la Deuxième. Sinon, il ne me viendrait pas à l’idée d’aller contre la logique de l’ensemble, avec la Septième qui clôt le cycle dans les abysses du désespoir. Quant au chiffre 7, c’est bien sûr un chiffre magique comme l’est le chiffre 12 ; je crois que Pascal n’écrira pas d’autres études et en restera à ces sept-là.
Vous avez parlé de parcours de la mélancolie : peut-on rapprocher, d’une manière ou d’une autre, ces sept études du Voyage d’hiver de Schubert…
… œuvre que j’adore par-dessus tout et dont je jouerai quelques pages, avec le baryton Georg Nigl, lors de la soirée d’ouverture de Présences. Oui, certes, et il est tout à fait possible de rapprocher aussi Le Voyage d’hiver du cycle O Mensch, dont nous donnerons également des extraits. Il y a cependant chez Schubert, par le texte et par le fait que Le Voyage d’hiver suit La Belle Meunière, une romantisation de la mélancolie, une légèreté voilée, alors que la noirceur est plus existentielle chez Pascal et ne se nourrit pas d’un désespoir amoureux. Les Études ne sont pas pourvues de titres poétiques, mais elles disent combien la nature de Pascal est mélancolique, ce qui ne veut pas dire qu’il soit dépressif dans la vie, ou qu’il ne soit pas drôle ! Même dans une pièce pour orchestre comme Morning in Long Island, on sent qu’il a besoin de s’éloigner afin de mieux poser un regard sur le monde et sur lui-même.
Avez-vous interprété d’autres œuvres pour piano de Pascal Dusapin ?
Je n’ai pas abordé Black Letters, qu’il a récemment composé pour le Concours d’Orléans, mais j’ai joué sa musique de chambre avec piano : son Trio « Rombach », Echo’s Bones sur des textes de Beckett. Et j’ai créé O Mensch que nous avons cité.
Propos recueillis par Christian Wasselin
* À écouter (et à voir) : un livre-disque contenant l’intégrale des Études par Vanessa Wagner, avec des photographies de Pascal Dusapin (Actes Sud, 2012, 56 p.).
Pascal Dusapin : O Mensch, extraits. Georg Nigl, baryton ; Vanessa Wagner, piano. Concert n° 1 (mardi 2 février, 20h).
Intégrale des Études. Vanessa Wagner, piano. Concert n° 6 (samedi 6 février, 18h).