Une heure en studio avec Nathalie Piolé : le jazz par la sensation

Pour mieux connaître une personnalité de la radio comme Nathalie Piolé, il faut la voir en action. Je suis arrivé à 19h02 dans son studio 351, à l’heure (19h), un calepin plein de questions et un peu d’appréhension à l’idée de la gêner dans son processus de création : Banzzaï est une émission, mais c’est aussi une longue fresque musicale d’une heure, quasiment sans interruption (“durchkomponiert” dirait Wagner, “free jazz” dirait Ornette Coleman en 1961).
Rouge. Micro. « Bonsoir, bienvenue dans Banzzaï. Ce soir, on se confesse. » Le rouge s’éteint.
Et la voix de Peggy Lee s’élève dans ce studio qui pourrait sentir le tabac mais qui sent encore la peinture neuve. Nathalie Piolé prépare ce qu’elle va dire après, les yeux rivés sur son écran. « Am I guessin’ that you love me? I’m confessin’ that I love you. All over again. » Elle repère des informations, saute de site en site, parcours des interviews… Et puis accord final.
Rouge. Micro. « Confession du soir espoir ! AH ! Mystère… C’était la chanteuse Peggy Lee. Et j’ai des confessions à vous faire sur cet enregistrement. Ce morceau, elle l’enregistre avec le guitariste Dave Barbour, et Dave Barbour c’était son mari. Ils jouent tous deux dans l’orchestre de Benny Goodman. Les deux tourtereaux quittent le groupe et partent s’installer à Los Angeles pour fonder une famille et faire de la musique ensemble. Peggy Lee est inquiète. Et nous avons un concert pour la rassurer. Un concert de McCoy Tyner à Jazz à Vienne. Ce morceau qu’il enregistre en sextet s’appelle Manalyuca. C’est un morceau haletant, vibrant. “C’est mon propre langage” dit-il. Eh bien son langage, vous allez voir, va nous emporter jusqu’au ciel depuis les arènes de Vienne jusqu’au calme et au silence de l’Univers… McCoy Tyner. Manalyuca. C’est Banzzaï. » Le rouge s’éteint.
Qu’est ce qui conduit vos idées ?
Je programme mes émissions en respectant une continuité : celle de « Marabout de ficelle. » Je voulais tenter à fond l’exercice de la page blanche, c’est-à-dire chaque soir commencer par un morceau et voir où il me mène. J’en avais marre de l’exercice des quotidiennes avec des rubriques, des chroniques et des cases. C’était pour moi la volonté de voir si j’étais capable de colorer musicalement un espace pendant une heure. On suit mes oreilles, on suit mon cerveau, on suit mon cœur. J’adore mélanger les genres, les styles, les époques et les pays. Je connais profondément l’angoisse de la page blanche. Je peux chercher pendant quatre heures le morceau parfait pour aller à la suite du morceau précédent.
Nathalie Piolé est parfaitement détendue. Je regarde nerveusement la pendule pendant que McCoy Tyner enchaîne ses accords.
Que se passe-t-il dans votre tête quand le micro s’ouvre ?
Je ne prévois jamais en avance. Je n’écris jamais mes micros en avance. On perd en énergie et en intensité quand on prépare trop, et on peut très vite se retrouver à simplement lire un texte au micro… et ça, ce n’est pas vraiment la radio que j’ai envie de faire. Il n’y a pas de cahier des charges dans les informations que je donne…
Nathalie Piolé s’interrompt. On vient d’entendre une signature. « France Musique. C’est Banzzaï ! » Et le morceau suivant est lancé, intelligemment mixé dans la rythmique du morceau précédent. « Dis donc ! C’était trop bien ! Super stylé ! » dit-elle au technicien.
Ah oui, c’est aussi ça l’émission. Je me nourris de l’énergie du moment, ce qui fait que les émissions ne se ressemblent jamais. Des fois, j’ai le souffle de la création qui me traverse, et tac tac tac ! Ca s’enchaîne. A d’autres moments, c’est beaucoup plus compliqué, laborieux et fouillé. Ce que j’aime dans la radio, c’est sentir l’humain derrière. C’est pour ça que j’aime quand les morceaux sont mixés en direct.
Vous fréquentez les producteurs d’émissions classiques ?
Il y en a beaucoup qui adorent le jazz, dont François-Xavier Szymczak ! Ce que j’aime, justement, c’est que quel que soit le genre musical, nous partageons tous au micro la même passion… qui peut être assez incompréhensible pour les gens de l’extérieur. Des gens qui aiment écouter huit heures par jour de la musique, qui sont frustrés de ne pas avoir découvert une musique extraordinaire dans la journée. Nous sommes tous liés par la réaction épidermique.
… Comment sont vos auditeurs ?
Les auditeurs. Vraiment. Je ne veux pas flagorner, mais je suis épatée par mes auditeurs. Dès que je passe de la musique ardue, free, marquée, j’ai de l’appréhension. Mais ils m’écrivent : « c’est incroyable ! je ne connaissais pas ! » Et ce que j’adore, c’est qu’ils sentent que j’y mets mes tripes, et ils me racontent leur quotidien autour de mon émission. Ils ont une ouverture et un appétit absolument phénoménaux.
Il n’y a pas de côté « galerie de musée » dans vos émissions, donc.
Je ne conçois même pas que la musique puisse être une pièce de musée. Je bascule toujours dans le présent. Je vais être claire dans mes intentions : « voilà ce qui m’a fait rêver, voilà ce qui m’a marqué ». Si je donne du contexte historique, c’est pour donner à apercevoir l’humain derrière, celui qui a composé ou qui a joué la musique. Mais je partirai toujours de ma sensation au moment où j’écoute. C’est important de ne pas oublier l’essentiel : tu parles de gens à des gens.
Un mot sur votre parcours ?
J’ai fait un peu de musique au conservatoire, mais ce n’est pas de là qu’est venu mon amour de la musique. On ne m’y parlait pas de sensations. Je sais chanter juste, mais je n’aborde pas la musique en musicienne. J’aime quand on me l’analyse, mais ce n’est pas comme ça que j’en parle. Je suis née dans une famille mélomane, mais le jazz ne faisait pas partie de la B.O. de la maison. Mon premier souvenir de jazz, c’est une cassette d’Ella Fitzgerald. J’ai toujours eu une boulimie musicale. Après mes périodes rock et électro, la réelle découverte du jazz à l’adolescence m’a donnée l’impression d’être enfin arrivée à la maison.
“Prochain micro dans trente secondes.” Je me lève et je quitte le studio pour lui donner la possibilité d’être dans l’instant de son émission.