Unsuk Chin « Je ne fais pas confiance à l’art qui ne naît pas de la difficulté »

Unsuk Chin, quels souvenirs conservez-vous de votre enfance et de votre pays natal ?
Je suis née à Séoul en 1961. La Corée était très pauvre à l’époque. Mon père était pasteur, nous n’avions pas d’argent, et rien à manger. Nous habitions dans une petite maison avec un toit en paille. Quand j’ai eu deux ans, mon père a acheté un piano pour sa paroisse, un instrument allemand. C’est la première fois que je voyais un instrument de musique de ma vie ! J’ai joué quelques notes et j’ai immédiatement eu un feeling avec ce piano. J’ai tout de suite su que la musique allait être toute ma vie.
Vous n’aviez pas de contact avec la musique coréenne traditionnelle ?
Si, bien sûr, ou jouait beaucoup de musique traditionnelle, mais on ne l’apprenait pas, on l’entendait au quotidien. On n’en jouait pas dans ma famille. Il faut se souvenir que la tradition coréenne a été interrompue, et même interdite, au début du XXe siècle, du fait des invasions des grandes puissances et de l’occupation japonaise. En 1945, après la Seconde Guerre mondiale, nous avons reçu beaucoup d’influences extérieures, notamment de la musique européenne – que l’on connaissait même avant la guerre. Pour ma part, j’aimais les deux, la musique traditionnelle coréenne et la musique européenne, mais j’avais surtout une relation très forte avec le piano. J’ai essayé d’apprendre moi-même le piano, et quand j’étais à l’école primaire, j’ai entendu parler de la musique classique européenne, Mozart, Beethoven... J’étais très curieuse ! Je voulais absolument devenir musicienne, mais nous n’avions pas les moyens, mes parents ne pouvaient pas m’aider, chez nous il n’y avait ni disque ni partition.
Votre père était pasteur. La musique sacrée vous a-t-elle marquée?
Il était pasteur, mais en réalité il n’était pas très religieux. Ma mère, davantage. Moi, j’ai toujours eu un gros problème avec la religion, dès mon enfance. Vers six ou sept ans, j’ai commencé à accompagner les services religieux, à l’église, sur un petit orgue. Je savais déjà, à quatre ou cinq ans, que tout cela n’était pas pour moi. Mais j’aimais accompagner, parce que c’était un bon exercice pour apprendre l’harmonie de la musique européenne et pour déchiffrer. En effet, pour les services religieux, je devais jouer sur le vif, sans possibilité de répéter auparavant. Et bien sûr je devais adapter ce que je jouais, et transposer en fonction de ce que les gens chantaient ! Ce n’était pas facile.
Comment avez-vous connu le répertoire classique ? Par la radio ?
Plus tard, à l’âge de huit ou neuf ans : on avait une petite radio à la maison. Et des amis possédaient des petits tourne-disques portables. Comme j’étais timide et n’osais pas dire un mot, j’attendais des heures, assise, prostrée, pour oser demander à écouter un morceau – c’est ainsi que j’ai découvert Tosca ou La Bohème. À huit ans, j’ai vu un film de George Cukor avec Ingrid Bergman, Hantise, dans lequel on entend la Sonate « Pathétique » de Beethoven. Je ne connaissais ni Beethoven, ni la « Pathétique », mais c’était si beau que pendant un an ou deux, j’ai cherché ce que cela pouvait être ! J’aidais ma mère à faire la vaisselle et le ménage pour récolter un peu d’argent, centime par centime, et j’ai pu m’acheter la partition des Sonates de Beethoven.
Comment avez-vous pris conscience que vous seriez compositrice ?
Quand j’ai eu douze ou treize ans, au collège, j’ai eu un professeur de musique, qui était compositeur. Il me donnait aussi des cours de piano, mais j’ai dû arrêter car on ne pouvait pas le payer. Un jour, il m’a fait écouter Une Petite musique de nuit de Mozart, puis m’a demandé de la transcrire sur le papier. Comme je l’ai écrite à cinq voix, il m’a dit que j’avais une bonne oreille, et que je devais devenir compositrice ! Il m’a appris l’harmonie, l’écriture.
Comment cette vocation et ce don ont-ils été reçus dans votre famille ?
Cela a été très dur pour moi, entre douze et seize ans. En vérité la période était difficile pour tout le monde : la Corée était une dictature militaire en ce temps-là. L’atmosphère était brutale, des gens étaient pendus, il y avait des exécutions. Personne ne s’intéressait à moi. J’étais la deuxième fille de quatre enfants, mes parents ne voulaient pas que je fasse d’études, je devais apprendre un métier et rapporter de l’argent. Mais je ne voulais pas. Mon père est tombé gravement malade, à la suite d’un accident de gaz toxique, il est mort quand j’avais seize ans. En Corée quand le père meurt, même s’il ne gagnait pas beaucoup d’argent, c’était quand même lui qui nourrissait la famille. Nous nous sommes retrouvés sans ressources. Il était hors de question que je prenne des cours de musique, et que je puisse travailler la théorie musicale ou le piano. J’ai tenté d’entrer à l’Université, mais j’ai échoué deux fois de suite, je ne connaissais personne ! Pendant ces deux années, j’étais en situation d’échec social ; heureusement la troisième fois j’ai eu de la chance, car les candidats étaient peu nombreux, et j’ai été acceptée !
Ce parcours semé d’embûches et la manière dont vous les avez surmontées pourraient-ils expliquer une partie de votre caractère indépendant et de votre singularité ?
C’est possible. Mais j’ai des regrets : j’ai l’impression que je serais devenue une bien meilleure compositrice si j’avais eu la chance de prendre des cours de musique, et de ne pas être autodidacte. Mais toutes les épreuves que nous avons traversées m’ont énormément marquée. Mon attitude est différente par rapport à la musique et à l’art : je ne fais pas confiance à l’art qui ne naît pas de la difficulté.
(retrouvez l’intégralité de l’entretien avec Unsik Chin dans le livre-programme du festival Présences)
Propos recueillis chez Unsuk Chin, à Berlin, le 24 octobre 2022, par Arnaud Merlin, avec l’aide de Virginie Varlet pour la traduction de l’allemand